Le plateau, un avant-pays de Jean Giono
dans Que ma joie demeure
John Baude
Deux romans écrits par Giono au début des années trente, Regain et Que ma joie demeure, ont pour lieu un plateau et, dans un texte de 1930, intitulé précisément Manosque-des-Plateaux, de longs développements lui sont consacrés. Il peut inspirer à l'auteur des sentiments contradictoires mais il le fascine.
Il [le plateau de Valensole] est le mauvais compagnon. Entendons-nous : il est pour moi l’ami magnifique, mais il est le mauvais compagnon de ce paysan des plaines. (…) Ce qui inquiète c’est son silence. Il est là-bas, il ne dit rien. (…). Et lui, il est là-bas toujours pareil, toujours muet ; il rêve, pensez-vous à regarder à plein visage la belle lune de jour qui vole avec ses deux cornes au-dessus de lui. (…).
Il est quand même, pour moi, l’ami magnifique. Qui n’a pas son caractère ? Mais, par les beaux dimanches d’août, quand on lui a rasé sa chevelure de blé, quand il est crâne nu sous le poids de feu qui fait craquer l’argile du ciel, alors il sait, d’un enseignement sûr, vous mener jusqu’au fond sensible de la vie (…). (Manosque-des-Plateaux p.20-21) [1]
Et puis, justement, ce plateau est un doux sorcier et un magnifique poète. (Manosque des Plateaux p.38)
Or, ce rapport au lieu se révèle déterminant dans le roman Que ma joie demeure. Car, comme l’écrit Robert Ricatte, « toute cette présence variable de l’espace dans le génie de Giono aurait une conséquence bien dérisoire pour la critique si elle devait déboucher sur de l’admiration pour des dons descriptifs, si admirables soient-ils. Il s’agit de bien autre chose. On se doute d’abord que le substrat psychologique des personnages et les statuts réciproques de l’analyse et du récit deviennent extrêmement particuliers si les êtres imaginaires que produit le roman sont définis et mis en acte surtout en fonction de l’espace qui les englobe.»[2]
Ainsi Bobi, héros du roman, qui vient on ne sait d’où, qui est l’homme des chemins et de la route, sera celui qui remettra en mouvement le monde grippé du plateau Grémone. Sa venue, alors qu’il est inconnu de tous, contribue à ce que les paysans unissent leurs forces pour moissonner ou bien à ce qu’ils partagent un repas et leur découverte de nouvelles raisons de vivre. D’un lieu à l’écart, le plateau devient un monde. La conscience collective des paysans se développe à mesure que se crée l’unité de ce lieu dans leur imagination. « La topographie rigoureuse d’un lieu n’est plus (…) qu’un matériau pour construire l’espace romanesque. Celui-ci n’est pas à la mesure de l’homme, mais devient un élément essentiel d’une poétique où l’image est souvent plus importante que la réalité. »[3]
Ce lieu, le plateau, en réponse au vertige qui s’est emparé des paysans, à l’angoisse née d’un vide horizontal sans limites, comme largement répandu à la surface de la terre, sera déréalisé. Il deviendra un enclos rond libéré d’une sensation d’écrasement, un volume à emplir jusqu’à le saturer de leur visions, jusqu’à ce que l’imagination, faute de vide à combler, s’épuise, s’immobilise dans une contemplation panoramique où la transformation du réel finira supplantée par le retour du temps.
1. Rêver un enclos
Le plateau : un monde et un malaise
Il y a bien des vallées, des plaines, des forêts et des montagnes décrits tout au long du roman Que ma joie demeure, voire une ville dont l’évocation se limite à un nom, mais ils sont vus le plus souvent à partir du plateau Grémone, foyer du regard sur le monde environnant. Ce point de vue et la concentration de l’intrigue sur cette vaste scène - autre acception du mot plateau - confèrent à ce lieu, ainsi distinct des autres, une unité que n’entame pas la très relative diversité des paysages composés de champs, d’étendues d’herbes, de quelques marais et de brumes, et de rares maisons.
Le plateau Grémone apparaît silencieux et inhospitalier : désert, il ne compte aucun village, juste quelques fermes isolées, autant de relais pour le traverser, qui abritent une vingtaine d’habitants dispersés ; rude, les conditions de vie y sont difficiles. Giono accuse l’isolement et l’étendue des plateaux de Provence, qui l'inspirent :
Plateau de Valensole, que j’ai mis dans une situation beaucoup plus solitaire qu’il n’est, plateau de Saint-Jurs, qui est beaucoup plus éloigné […] et un plateau beaucoup plus petit qui s’appelle Saint-Geniez-de-Dromon, au-dessus de Sisteron.[4]
Si bien que ce lieu imaginaire, le plateau Grémone, tend à exclure ses habitants du monde extérieur, à ne leur proposer que la solitude, à laisser un mal intérieur et profond les envahir
Jourdan chercha le regard de ces hommes qui paraissaient en meilleur équilibre. Et alors il s’aperçut que, dès qu’ils s’arrêtaient de rire, ils avaient le même souci au fond de l’œil. Plus que souci, de la peur. Plus que de la peur, du rien. (II, 419)
De là dans les hommes des grands déserts d’hommes (…). (II, 609)
Un besoin de verticalité
De ce malaise, naît la tentation de recréer l’espace. Elle se nourrit d’un besoin de verticalité alors que domine un sentiment d’écrasement, le plateau étant proche du ciel, et sous sa chape.
Le clairon sonna encore. La dernière note était une note mélancolique et elle donnait l’idée du large plateau étendu sans force sous le ciel (II, 506)
Et elle montra vaguement l’étendue solitaire qui s’aplatissait sous le ciel gris (II, 666)
De son côté, comme devant lui, comme à droite et à gauche, c’était le ciel touchant la terre de tout son poids. (II, 765)
Giono ne confiait-il pas : «A midi l’été, dans les grandes solitudes toutes nues, sur le plateau d’Albion, on a peur véritablement, on est écrasé par une espèce de force plus grande que soi. »[5] ? Etendue plane, étau du ciel et de la terre, le plateau donne à l’homme l’impression de compresser tout volume car son regard ne rencontre pas d’alter ego vertical, en l’occurrence un arbre. « Seul, l’arbre tient fermement, pour l’imagination dynamique, la constance verticale» et «il semble que l’arbre isolé soit le seul destin vertical de la plaine et du plateau», écrit Bachelard qui, citant Claudel, ajoute que «l’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme.» [6]
L’homme du plateau, par son corps, par sa position debout, est l’unique élément vertical.
Sur le plateau, on n’y va pas souvent et jamais volontiers. C’est une étendue toute plate à perte de vue. C’est de l’herbe, et de l’herbe, et de l’herbe, sans un arbre. C’est plat. Quand on est debout là-dessus et qu’on marche, on est seul à dépasser les herbes. (Regain, I, 347)
Il se montre conscient de sortir seul « à découvert », de s’exposer.
Ça fait une drôle d’impression. Il semble qu’on est toujours désigné pour quelque chose. (Regain, I, 347)
Sur ce plateau si plat, si large, si bien tendu au soleil et le vent on n’est à son aise qu’assis. (…). Quand on marche c’est le contraire : on a l’air d’être nu, tout faible ; sur cette grande étendue plate il semble que partout des yeux vous regardent, des choses vous guettent. (Regain, I, 354)
Toutefois, il ne peut être lui-même l’élément vertical que cherche son regard car il ne s’inscrit pas dans son propre champ de vision : un regard ne peut voir son foyer. Dans ces conditions, rien ne se dresse qui puisse suggérer quelque verticalité si bien que l’homme sur le plateau nu peine à prendre sa place dans l’espace, à s’y projeter, à s’y représenter. Cette difficulté à être-là, à se penser-là, en l’absence de tout appui extérieur, creuse un malaise qui est « ruine de l’être, (…) ruine du Dasein » et qui, de surcroît, isole le paysan du plateau dans un vertige, « cette soudaine et totale solitude » [7]. Ce malaise présent dans Regain
Mais, à cet endroit-là, le plateau commence à être quelque chose de pas ordinaire. A perte de vue, immense et nu, et tellement, tellement plat à donner le mal au cœur, qu’il vous prend soudain le besoin de voir une chose qui monte en l’air. (Regain, I, 356)
l'est également dans Que ma joie demeure. Sur le plateau, souvent comparé à la mer dans les deux romans au point d'évoquer fréquemment le «large» («On était cette fois dans le grand large du plateau comme au milieu d’une mer», Regain, I, 362) et même le «plein large» comme on parle de la pleine mer («Le plein large ; il n’y a plus rien. » Regain, I, 353), l'homme éprouve la détresse du naufragé :
Ils regardèrent le large du plateau. Ils étaient seuls sur tout ce large sans rien apercevoir tout autour comme des perdus en mer. (II, 626)
De même, des similitudes entre la forêt, la mer et le désert, que mentionne Pierre Jourde dans son ouvrage Géographies imaginaires, pourraient s’étendre au plateau : « Le regard porté sur l’étendue boisée rejoint de quelque façon la contemplation de l’espace marin ou désertique : ce moutonnement sans fin empêche l’œil de s’arrêter sur un point déterminé, il lui ôte tout repère et toute base, le plonge dans le vertige de ce qui n’a ni forme ni limite précise. (…). Et le regard attend, exige la venue d’un signe ».[8]
Pour conjurer ce mal, naît en lui un besoin de verticalité[9], « comme si la volonté de redressement volait au secours de la matière écrasée ».[10]
Moyens de la verticalité
La verticalité qui fait défaut sur un plateau, l’imagination de Giono - ou de ses personnages - la crée. Dans Regain, celle-ci pouvait prendre parfois des accents désespérés et dérisoires à travers le simple jet de pierres, «rien que pour les voir monter». (Regain, I, 357). Dans Que ma joie demeure, elle a les sens pour impulsions, et pas seulement la vue, peut-être parce que «quand on voit on n’imagine plus» (II, 434), comme le déclare Bobi. Giono use souvent des sons qui révèlent un volume possible par un jeu de résonances.
Le plateau frappé de partout par la foudre sonna comme une cloche. (II, 773)
La voûte du ciel sonnera sous son galop comme la terre sonne maintenant (II, 549)
Le martèlement de la galopade monta jusqu’aux nuages puis retomba sur la terre. Ce bruit multiplié fit apparaître la solitude. Il n’y avait plus dans le vaste monde que Bobi poursuivant la jument. (II, 659)
C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs. (II, 415)
Et l’air de flûte était toujours là avec de plus en plus de la précision, et parfois ça montait aigu jusqu’au tonnerre du ciel, et d’autres fois ça redescendait sur la terre et ça s’étendait en musique comme un large pays avec des ondulations de collines et des serpentements de ruisseau. (II, 420)
Mais de ce volume, le regard tend à ne conserver que la verticalité et non la profondeur, comme écrasée contre une vitre si bien qu’étendues et horizons se trouvent dressés dans un plan vertical. « L’espace le plus naturel suffit à fournir aussi bien quelque aventure du regard ; l’une de celles qui reviennent le plus souvent force l’horizon terrestre ou marin à se mettre debout tel qu’on le verrait effectivement si notre raison ne venait corriger l’étagement des choses vues. » écrit R.Ricatte[11] Ce faisant, Giono procède comme un peintre ignorant de la perspective.
Tous les chemins étaient ouverts et les horizons ne les bouchaient plus mais ils étaient relevés au-dessus des chemins comme des tentes. (II, 568)
Et, là, elle [la mer] apparaît si large, si terriblement large, si plate, si profondément enfoncée dans le ciel, qu’on se rend compte, en pensant au plateau Grémone, qu’elle est tout près de nous, car, sans cette obligation qu’elle a d’être collée sur le rond de la terre, elle monterait si haut, tout en restant plate, que nous la verrions apparaître au-dessus des montagnes d’Aiguines, avec son charruage de bateaux et ses gros poissons noirs qui dorment pendant que le soleil et l’eau écument dans leurs poils. (II, 568)
Même ce qui se dérobe au regard dans le lointain, Giono le juche et l’empile sur ce qu’il voit. Il emplit le grand ciel vide, miroir du plateau, et quand la mer s’y répand, elle charrie ce qu’il faut de bateaux et de « gros poissons noirs » où le regard puisse s’ancrer de peur qu’il ne se noie dans cette autre étendue, si vaste et si déserte. Toujours le vertige. Aussi, par l’imagination, s’efforce-t-il de ramasser l’espace en une sphère qui l’entoure, le dégage de l’exposition solitaire sur un monde plat et le libère de son face-à-face avec ce dernier. Il fait sienne une telle sphère en la jalonnant de choses grosses de son affectivité ou de ses hantises.
La rondeur close
C’est bien une sphère à partir d’une étendue plane que parvient à créer, par un tour de force, l’imagination. Elle façonne, par opposition au plateau, un espace alliant verticalité et rondeur sur laquelle Giono met un accent tout particulier. Dès le début du roman, celle-ci suspend la morosité de Bobi, comme un point d’orgue.
Pas malheureux, pas heureux, la vie. Des fois il [Bobi] se disait… Mais tout de suite, au même moment, il voyait le plateau, et le ciel couché sur tout et loin, là-bas loin à travers les arbres, la respiration bleue des vallées profondes, et loin autour il imaginait le monde rouant comme un paon, avec ses mers, ses rivières, ses fleuves et ses montagnes. (II, 418)
La diversité du monde qui s’accumule dans cette phrase, finit embrassée par ce qui présente la forme d’une roue. Ce qui est rond constitue l’aboutissement du regard prolongé par l’imagination. Bobi lui-même va incarner cette rondeur désirée à l’occasion d’acrobaties qu’il effectue devant ses hôtes Marthe et Jourdan. Il devient «l’homme-roue » (II, 506). Et cette rondeur s’étend au monde qui l’entoure, conformément au principe énoncé par Bachelard, selon lequel « l’être rond propage sa rondeur. »[12]
autour de la ferme, le monde grondait comme une grande roue qui tourne. (II, 435)
Je ne dis pas que la pierre est morte. Rien n’est mort. La mort n’existe pas. Mais, quand on est une chose dure et imperméable, quand il faut être roulé et brisé pour entrer dans la transformation, le tour de la roue est plus long. (II, 465)
Il faisait encore nuit ronde et le temps était doux. (II, 480)
Qu’elle [la joie] soit la participante comme la mer qui danse, le fleuve qui danse, le sang qui danse, l’herbe qui danse, le monde tout entier qui tourne en rond. (II, 567)
Dans Manosque-des-Plateaux, Giono écrit que «le rond pays [est] sous le couvercle du ciel bleu » (p. 37). De même, dans Que ma joie demeure, l’espace rond se loge sous une voûte.
le haut du ciel est comme une voûte de cave (II, 483)
la voûte du ciel sonnera sous son galop comme la terre sonne maintenant (II, 549)
Celle-ci le contient, le circonscrit et, du fait de sa concavité, le tourne vers l’intérieur. Le «dedans» et la rondeur s'appellent l'un l'autre, confirmant l'analyse de Bachelard pour qui « les images de la rondeur pleine nous aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait être que rond »[13].
Cet espace ne s'ouvrant pas sur l'infini, l’horizon ne peut être une ligne de fuite. Mais il se présente tel une barre entre la terre et le ciel, comme dans Regain ou Manosque-des-Plateaux, qui obstrue le champ de vision et participe de la clôture de l'espace.
Entre la forêt et le ciel la neige des feuillages était comme une barre. (II, 440)
Loin derrière, les champs grisâtres et la ligne fermée de l’horizon. (II, 529)
L’horizon était noir comme la nuit et fermé de tous les côtés. (II, 665)
Même la nuit qui, sur un plateau désert, devrait apparaître comme une immensité noire sans limites se révèle au contraire « terriblement fermée de tous les côtés » (II, 583).
2. Saturer le vide
Le large, ou l’entre-deux vide, et le besoin de plénitude
Le volume créé, à la fois rond et clos, n’en demeure pas moins creux, sonnant « comme une cloche » (II, 773) si la foudre vient le frapper. Il est constitué d’un vide en ce «large» du plateau souvent évoqué qui, de par son nom même, est une étendue vague, indéterminée, qui n’a de définition que l’impression qu’elle suscite, que la qualité contenue dans l’adjectif substantivé. Il n’offre au regard rien où trouver un repère et un ancrage précis :
Mais le large du plateau était toujours vide. (II, 506)
Mais droit devant il n’y avait plus rien que le plateau désert avec deux ou trois fumées de brume. (II, 509)
Et l'horizon qui n'est pas une ligne de fuite prolongeant une étendue mais la barre sur laquelle le large vient buter, fait ressortir la nudité qui le précède, et l'expose.
De cet entre-deux, le large, qui a son unité, qui commence là où porte le regard et s'arrête sur la barre qui le clôt, l'homme et horizon sont les deux rives. Leur existence lui est subordonnée et elles tentent de l'enfermer et de le contenir de crainte qu’il ne les submerge. C’est ce trou béant, l’impression de vide qu’il suscite, qui poussent l’imagination à combler le « dedans » du volume créé, tout comme le sentiment d’écrasement, évoqué précédemment, l’a incitée à en dresser les contours. Semble valoir pour ce roman ce que Michel Collot note à propos du poème dont l'objet est « un lieu, qui plus est un lieu vide (…) un rien tranchant d’où tout advient, qui est la charnière de toutes choses. (…) cette illusion spacieuse, cette vacance, cette unification jamais objectivable, ce milieu dont le réel vient hanter toutes les lisières. »[14]
Alors, du large comme du désert, qui ont en commun nudité et solitude, « tout peut surgir » :
Regarder le désert, c’est regarder le rien. Il n’y a donc plus d’objet du regard, il ne reste que le regard dans sa solitude. Et s’étant dépouillée, la conscience va fabriquer son propre objet : le désert est le territoire de l’imaginaire, la matrice des rêves. Il suscite ce vertige que l’on peut éprouver face à ce qui est si dénué de tout que tout peut en surgir : il est le pays de l’attente[15].
Et les habitants, Jourdan notamment, sont dans l’attente. Ce dernier, saisi du vertige propre au plateau, qu’il nomme la lèpre, est tenté de s’en remettre au néant, de « demander au vide » (II, 428) de l’aveu même de Marthe, et il ne semble ni pouvoir ni penser se guérir par les forces de l’imagination auxquelles Bobi seul paraît avoir accès. Ces forces n’auront pas pour dessein de rêver une fuite, un au-delà du plateau, mais de saturer la rondeur close qu’elles ont déjà créée. En effet, le vide au cœur d’un volume clos et privé de tout support vertical, appelle l’imagination à l’emplir, de même que dans l’architecture baroque l’effacement de la colonne l’invite à s’emparer de l’espace ainsi libéré.[16] Au vide répond donc un besoin de plénitude que l’imagination assouvit. « L’invention spatiale (…) en évacuant la géographie réelle, semble répondre à un appel, à un manque qui exige d’être comblé : il y a dans l’espace des plages vides, des absences. Le monde imaginaire, débarrassé de ces scories qui, dans la fiction ordinaire, représentent justement le réel avec son insignifiance, toute la transcendance qui pèse sur l’œuvre, est un concentré d’espace, une reconstruction où tout est saturé de sens. » [17]
Ainsi le ciel, la forêt et les habitants eux-mêmes se gorgent de vie.
On ne pouvait plus voir tous les oiseaux.
On savait seulement que maintenant tous les buissons étaient prévenus. Il devait même y avoir comme une étrange nouvelle dans le ciel : une chose sirupeuse et dansante comme les traces de la chaleur de l’été. (…).
Elle [Marthe] pensait au grand ciel vide tout à l’heure et maintenant à cette foule. (II, 466)
La forêt était couverte de feuilles. Elle tenait deux fois plus de large qu’avant. Avant, elle n’était qu’un grillage de bois noir contre le ciel. Maintenant elle était grasse et gonflée. (II, 697)
Elle [Marthe] avait été enceinte au début du mariage avec Jourdan, mais elle n’avait pas pu mener à terme. Elle se souvenait de comment elle s’était d’abord senti les seins durs et tiraillés, puis, peu à peu ce remplissement de tous les vides de son corps et cette plénitude qui s’organisait en elle. Elle était comme de nouveau pleine, mais cette fois elle avait deux joies mélangées : d’abord la joie béate du corps fécondé et puis une joie allègre et sauvage (II, 467)
Le voyage immobile
L’immobilité des paysans du plateau est des plus propices à la rêverie car, selon Bachelard, « dés que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. »[18] A ces hommes et femmes sédentaires, dont l’imagination ne peut s’alimenter à la source des voyages, Bobi le plus souvent se garde d’évoquer les lieux de ses errances passées. Il les invite à recréer le monde à partir de ce que ce dernier offre aux sens, et le vent supplée à l’immobilité des paysans en leur apportant les formes et les couleurs des nuages, des sons et des odeurs à même de mettre en branle leur imagination. « Le vent voyage pour nous. »[19] Il apporte même aux « voyageurs immobiles » du plateau, par allusion au titre d’une nouvelle de Giono, la couleur et les ombres de la mer lointaine.
Le vent bleu monta de la mer.
Il est chargé de nuages. (…). Il couche de grandes ombres sur les prés, sur les terres où le blé pousse, sur les bosquets d’arbres. Ces ombres, épaissies par le reflet des sèves nouvelles, sont les plus bleues de toutes les ombres. Le ciel est entièrement habité d’un bout à l’autre par d’immenses nuages à forme d’hommes monstrueux, ou de bêtes, ou de chevaux. (II, 568-569)
Le vent parcourt en tous sens le plateau et son volume, brasse son contenu, se gonfle de tout ce qu’il trouve en chemin et concourt au sentiment de plénitude.
Le vent parlait. C’était un vent laiteux comme tout le reste. Il était plein de formes, plein d’images, de lueurs, de lumières, de flammes qui n’éclairaient pas un centimètre de la terre mais qui illuminaient tout le dedans du corps. (II, 483)
Et Bobi le vagabond qui doit au hasard des chemins et des rencontres son séjour sur le plateau Grémone, songe alors à y demeurer pour toujours.
Cette terre toute plate, continuait-il à se dire, me faire croire que cette fois c’est pour longtemps. Pour toujours. Il se répéta : « Pour toujours. » (II, 551)
Un flot et une fleur
Les sons aussi, portés par les vents, deviennent autant d’images renvoyant à l’espace.
Au-delà de la forêt Grémone – et ça devait être loin en bas dans la pente - on entendait ronfler la mince roue d’acier d’une scie mécanique. Dans la plaine un train siffla. Un oiseau passa au-dessus de la Jourdane. Il venait des montagnes. Il descendait vers un large pays qu’il devait déjà voir de là-haut. Il allait à grands coups d’ailes. On les entendait malgré la hauteur où il volait. Il passa au-dessus du verger. Le battement de son vol claqua dans les échos des arbres en fleur. Des roulements rapides de charrettes éveillaient dans la plaine la sonorité des bosquets de peupliers, et dans les petits moments du plus grand silence on entendait venir du delà de plus de vingt collines le sourd grondement de la ville où tout le monde était sorti pour goûter le soir sous le feuillage nouveau des grands ormes.
Tout s’était clarifié. On entendait autour du plateau l’élargissement de la vie du monde. (II, 562)
Des bruits précis, détachés d’une rumeur confuse (le ronflement d’une roue de scie mécanique, le sifflement d’un train), et lointains (au-delà de la forêt Grémone, dans la plaine) donnent une première sensation de distance et d’espace, complétée par la vue d’un seul oiseau (il vient des montagnes, il descend vers un large pays). S’enchaîne alors toute une série de sons qui s’appuient sur deux éléments génériques communs : les arbres (verger, arbres en fleur, bosquets de peupliers, grands ormes) et l’au-delà du plateau déjà introduit (la plaine, du delà de plus de vingt collines, la ville). De ce fait, les sons constituent plus qu’une énumération de bruits disparates, ils peuvent se suivre dans un même flot cumulatif qui enfle pour aboutir à « l’élargissement de la vie du monde ». Ce que les sens perçoivent ne concerne d’abord qu’une roue, qu’un train, qu’un oiseau, avant de se placer sous le signe du nombre (des roulements rapides de charrettes, des bosquets de peupliers, vingt collines) puis d’un Tout (le sourd grondement de la ville, tout le monde, tout s’était clarifié). Cet autre exemple atteste de ce même mouvement de l’imagination :
Elle [Marthe] voyait des loriots. Elle pensait au vent d’ouest. Parce que les loriots viennent toujours mêlés aux bourrasques. Elle voyait des rousseroles. Elle pensait à la rivière Ouvèze couchée au fond de sa vallée fauve et dans les joncs dansent les nids de rousseroles.
Elle voyait des calandres avec les tâches de rouille. Elle pensait aux fins d’été, à la touffeur des éteules, aux gémissements de la terre, aux bruits des chars, à l’envie de boire, aux landes beurrées de soleil. (…)
Chaque fois que toute la bande s’épanouissait autour du tas de graines, une fleur de plumes s’épanouissait aussi dans Marthe mais elle avait des ailes de vent, de plaines et de montagnes, des yeux de soleil, le ventre bleu du soir dans la campagne et le bruissement de tous les insectes des prés. (II, 468)
Ici, c’est le regard seul qui distingue quelques oiseaux. Mais chacun d’eux, au-delà de sa description, entraîne Marthe vers des pensées et des sensations les plus diverses, mais dont les indications spatiales ne sont jamais absentes (vent d’ouest, la rivière Ouvèze et sa vallée, landes beurrées de soleil, la montagne, le plateau) de sorte que, là aussi, ces évocations successives d’oiseaux ne se réduisent à quelque énumération. Le groupe d’oiseaux réunis suscite d’ailleurs en Marthe l’image d’une « fleur de plumes » associée à l’espace où sont rassemblés le vent, les plaines, les montagnes, le soleil, la campagne et les prés. Le mouvement de l’imagination ne peut se satisfaire des détails qui l’amorcent. L’accumulation de songes et d’impressions ne se limite pas aux oiseaux qui les déclenchent et les rechargent ; elle investit tout un espace. Le plateau Grémone lui-même paraît ne plus suffire. Il est question à la fin du roman d’un grand pays qui l’excède («le long des veines et des artères du grand pays au milieu duquel se trouvait le plateau Grémone» (II, 727)). Les images semblent avoir « un destin de grandissement »[20] et même de démesure[21].
C’est à ce moment-là qu’il entendit le clairon. Il jouait au fond de la nuit. Il avait des sons enroués et mouillés. Ses notes étaient comme les mains molles de Dieu. Elles s’ouvraient et, dans l’humidité moite de leurs paumes, on voyait des graines vivantes crevées de partout, débordantes de forêts et de bêtes. Les forêts ruisselaient d’entre les doigts humides, elles coulaient sur la terre, elles jaillissaient de la terre avec leurs amas de feuillages, leurs longs corridors sonores, leurs charpentes huilées de feuilles et de soleil. (II, 567-568)
Destin comparable à la poussée qui sourd de la terre et de ses fruits, au mouvement d’ex-croissance qui s’empare de la nature encline à déborder tout ce qui l’enferme.
Les cosses s’ouvraient en crépitant, les graines coulaient sur la terre, le fléau des avoines jetait des graines, les bardanes jetaient des graines, les mousses expulsaient d’un seul coup de petites graines d’or que le moindre vent emportait. Les têtes de datura craquaient, s’ouvraient, délivraient de leur coque de satin blanc les trois noix couleur de la nuit. Les choux pleins d’humidité et travaillés par la chaleur sentaient fort. Les betteraves, les oignons, les navets, les grosses carottes sortaient de la terre poudreuse, poussés par le gonflement de leurs chairs. Dans tous les endroits ensoleillés de la montagne, les abricotiers sauvages pleuraient de la sève et du jus. (II, 739)
Comme si le vide à combler venait à manquer, l’imagination ne semble pouvoir se limiter à la rondeur close. « La pulsion centrifuge qui anime Giono (…) est peut-être la conséquence contradictoire d’un choix de l’espace clos »[22] propose R. Ricatte. Saturer d’images un espace fermé porte en soi le risque d’un excès de plénitude.
Toutefois, ce flot n’emporte pas l’espace créé que l’habitant du plateau avait fait sien. Il est contenu, ou plutôt récupéré, détourné en une sorte d’apothéose qui le sublime.
Tout d’abord, l’espace qui s’emplit d’images est celui d’un monde rond, métamorphosé et d’une unité accomplie. Celle-ci, mêlant la terre et le ciel, s'illumine de métaphores dés les premières phrases du roman, avant toute parole, telle une révélation.
C’était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.(II, 415)
Mais Bobi trouve pour l’unité cette figure imaginaire qui lance le roman et longtemps l’accompagne : « Orion fleur de carotte ». Elle symbolise la toute puissance de l’imagination. La constellation dans une corolle née d’une maigre racine suggère la diffusion et le rayonnement dans l’espace d’une matière originelle dérisoire, fondant de nouveau le ciel et la terre dans un Tout. Il suffit à Bobi «de prononcer cette formule incantatoire (…) pour que Jourdan, et, à sa suite, tous les habitants du plateau, saisissent par leurs sens l’unité réalisée : “ Alors tu as vu cette fleur de carotte et le ciel a été fleuri. ” »[23] La fleur épanouie, qu’elle soit celle d’une carotte, d’une plume ou de la joie comme dans Colline (I, 170), est l’image irréelle d’une harmonie offerte, d’une unité ronde qui s’ouvre et se libère dans le volume clos de l’espace. Elle est alors félicité, joie que Bobi voit certes « comme un pré gras » mais qui semble une fleur ou un arbre géant « avec des millions de racines dans la terre et des millions de feuilles dans l’air » (II, 567). Elle est l’envers du froid, du désert, de la nudité du plateau et du mal qui ronge ses paysans. Avec l’aide de l’imagination, le vertige du plateau, initialement source d’angoisse, procure l’extase qui resplendit jusque dans la mort, dans celle d’Aurore comme de Bobi, à travers des images de foudroiement ou d’éclatement toujours parées d’un halo, qui font d’elle une apothéose.
Avec ses éclaboussures de cervelle et de sang rayonnantes autour d’elle [Aurore], elle éclairait l’herbe et le monde comme un terrible soleil. (II, 752)
La foudre lui [à Bobi] planta un arbre d’or dans les épaules. (II, 777)
« Si le possible inscrit un vide dans le paysage, c’est qu’il rouvre au sujet l’abîme de sa liberté ; expérience “ vertigineuse ”, qui peut être vécue dans l’angoisse ou dans l’extase »[24].
3. Le panorama et le retour du temps, ou l’impossibilité du voyage immobile
Après lui avoir donné volume et rondeur pour y loger un monde immense et néanmoins intime, l’imagination finit par faire du plateau désert un panorama riche de ses créations. En effet, quoiqu’elle bâtisse un espace rond et clos, demeure la tentation de la vue panoramique embrassant l’immensité, plane ou étagée car, dans la félicité, dans les figures d’épanouissement ou d’apothéose – celles de l’arc-en-ciel, des plumets d’herbe, de la tête jaune du soleil, de ce dernier rouant ses effets ou bien encore l’évocation de la gloire dans l'exemple ci-dessous – qui l’accomplissent, le mouvement de l’imagination et des êtres s’immobilise. La plénitude de l’espace rêvé alors s’offre, s’étale. « On rêve avant de contempler »[25], affirme Bachelard.
Ils [le cerf et Zulma] marchaient tous les deux dans une sorte de gloire. (…).
Derrière eux, le verger, ses fleurs et les serpents noirs des branches, l’ombre du verger, une ombre flottante et douce, non pas noire mais verte comme la lumière au fond d’un ruisseau. Les arbres ne bouchaient pas le ciel. Ils étaient sur un fond de collines et de montagnes. Les collines, avec leurs landes à genièvre, les petits champs labourés, les bosquets et les forêts d’yeuses ressemblaient à des tapis de laine bourrue et mordorée (…). On voyait un petit village là-haut dans les plus hautes collines, à un endroit perdu. (…). Du côté de l’est, les arbres, les guérêts, les rochers mêmes verdoyaient à travers le ruisseau de lumière qui, jaillissant du soleil penché, coulait directement à même la terre. (II, 530-531)
Il y a bien la nuit qui, du panorama et de l’imagination figée, préserve le paysan du plateau. Prenant une dimension plus spatiale que temporelle, elle le lui dissimule car elle l’ensevelit, elle le noie dans sa pénombre, car, « sans borne, ni mesure, ni commencement, ni fin », elle « abolit le monde » (II, 756) : il n’y a « pas de barrières entre la nuit du ciel et la nuit de la terre » (II, 748) si bien que le « chemin s’en va devant vous, et vous pouvez l’imaginer tout plat parce que devant vous c’est la nuit où tout peut s’inscrire » (II, 730). La nuit conserve au voyageur toute son espérance. Mais elle ne peut suffire. Sitôt qu’elle se retire, le panorama lui apparaît de façon bien réelle, au-delà de toute échelle humaine, comme un facteur d’épuisement. A mesure que le jour se lève au sommet d’une colline, qu’il creuse les vallons, qu’il en révèle d’autres insoupçonnés et profonds, qu’il dresse toujours plus d’obstacles, rochers et ravins, comme pour épuiser le courage de Bobi, qui pourtant jamais ne lui manque, le désespoir le gagne et il conclut par ces mots : « "Que je fasse seulement un pas devant moi. C’est tout ce que la force me permet". Et toujours la lumière augmente !… » (II, 731)
A la fin du roman, Bobi succombe à la tentation du panorama qui, étalé comme un paquet de cartes à jouer, associant des visages aux éléments naturels, lui rappelle son passé et de nouveau lui donne la sensation du temps au point de se voir « en train d’être construit par le temps » et « d’entendre le bruit qu’avait fait le temps en construisant cet homme qui s’appelait Bobi. » (II, 756)
il [Bobi] entendit que le monde revenait autour d’eux : le cèdre, les arbres, la forêt, les champs, les montagnes, le torrent, les chemins, les hommes qui marchent à travers les terres, les grandes fermes, les cinq familles, les maisons, les lampes, les feux, les visages, Marthe, Jourdan, Honoré, Jacquou, Barbe, Randoulet, Zulma, Honorine, Mme Hélène.
La joie ?
Il n’y a pas de joie. (II, 704)
Il [Bobi] était un faisceau d’images. Il voyait des pays, plats comme des cartes à jouer, avec des arbres, des fermes, des champs et le serpentement des routes aplatis sur le carton. Sur toutes ces cartes était la figure d’un homme ou d’une femme. Il y avait sa mère ; le joueur de tambour qui l’avait suivi une fois dans sa tournée dans les pays ; l’homme avec la barbe rouge qui habitait la ferme forestière au col de Clans et chez qui il avait couché l’hiver de 1903 où il faisait si froid ; encore sa mère ; une femme appelée Fannette ; encore sa mère ; Aurore sans visage avec des cheveux durcis de sang ; une femme appelée Sonia qui faisait du trapèze volant sur les places des villages, le soir, avec deux trapèzes et une lampe à carbure ; encore sa mère, toujours blanche comme du lait ; l’homme appelé Fabre qui avait le théâtre ambulant de la vallée du Lauzon et qui jouait sur des tréteaux des pièces astronomiques avec sa femme appelée Voie Lactée et ses enfants appelés : Orion, Uranie, Sirius et Centaure. (II, 762)
Et Bobi de se parler à lui-même : «Tu veux me faire jouer aux cartes avec tes souvenirs » (II, 776)
Si un monde statique et plat, le panorama, le guette et le fige dans un passé scellé notamment dans les morts d’Aurore et de sa mère si bien qu’il n’a « plus l’impression d’être dans le monde » (II, 762), il lui faut partir. Car les images nouvelles sont celles de son passé. Saturé, d’une excessive plénitude, l’espace n’est plus à remodeler et à emplir. Le vertige du vide est devenu celui du trop-plein. Le voyage par l’imagination n’est plus possible, laquelle s’immobilise. Le temps, son écoulement, happés jusque là par une quête de la joie, par un avenir qui nie la durée et s’accomplit dans l’extase, de nouveau s’impose à l’esprit de l’habitant du plateau. Mais ce dernier n’a plus l’espace vide. Il éprouve alors le manque du manque, c’est-à-dire l’angoisse, selon Jacques Lacan. Et les images se figent et s’étalent en un panorama souvent décevant. « J’ai constaté le désappointement que fait souvent éprouver une vue purement panoramique. (…). On ressemble à l’homme au comble de ses vœux, et qui, n’ayant rien à désirer, n’est pas complètement satisfait. »[26]
Le calme aplatissait tout. Il n’était plus possible d’imaginer des vallées, des forêts, des profondeurs et des couloirs sonores où le vent marche. (…). Il n’y avait plus que cette terre plate. (II, 767)
Ainsi disparaît la rondeur du monde.
Celui qui faisait des acrobaties et se mettait en boule sur le tapis de jeu, offrant une vision autre du plateau, ne parvient plus à se défaire du panorama. Sa vie, sa mémoire, le temps, jadis enroulés comme son corps, à présent se déploient et s’étalent dans ses pensées.
Bachelard n’écrivait-il pas que « dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça »[27], ou encore que « c’est par l’espace, c’est dans l’espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concrétisés par de longs séjours. »[28] Une fois le mouvement de l’imagination interrompu, dans la contemplation panoramique la durée réapparaît.
Le temps ne s’est pas dissout dans l’espace.
Conclusion
De par sa vacuité uniforme et plane, le plateau, à l’instar de la mer ou du désert, appelle et défie l’imagination qui, dans Que ma joie demeure, lui prête verticalité et plénitude dans une rondeur close. Celle-ci, parce qu’elle figure un Tout unitaire, ne peut contenir ni définir une altérité, un ailleurs - la présence de la ville dans le roman est trop allusive et péjorative pour jouer ce rôle. Il n’y a ni lieu dont on soit éloigné qui vienne à manquer, donc nul exil, ni lieu possible à la croisée des routes, qu’on aurait pu connaître, néanmoins délaissé et désormais perdu, que Bonnefoy nomme l’arrière-pays. Et le poète de regretter de ne pouvoir saisir l’unité pressentie du monde et dépasser les lieux de hasard qu’il traverse.
l’idée de l’autre pays peut s’emparer de moi (…), et me priver de tout bonheur à la terre. Car plus je suis convaincu qu’elle est une phrase ou plutôt une musique – à la fois signe et substance – et plus cruellement je ressens qu’une clef manque, parmi celles qui permettraient de l’entendre. Nous sommes désunis dans cette unité, et ce que pressent l’intuition, l’action ne peut s’y porter ou s’y résoudre.[29]
Pourquoi ne pouvons-nous dominer ce qui est, comme du rebord d’une terrasse ? Exister, mais autrement qu’à la surface des choses, au tournant des routes, dans le hasard : comme un nageur qui plongerait dans le devenir puis remonterait couvert d’algues, et plus large de front, d’épaules, - riant, aveugle, divin ?[30]
L’objet de ce regret est le défi de Bobi : embrasser le monde du plateau, ce qui est au-delà du regard, par les sons et les odeurs, dans un mouvement de l’imagination qui confine à l’extase. Alors, oui, le nageur des herbes et du ciel est « riant, aveugle, divin ». Mais, en ce cas d’unité accomplie, l’ailleurs, donc l’arrière-pays n’existe pas. Le plateau qui s’étale devant Bobi, devant Giono, qui précède et inspire l’imagination transformatrice, cette « matière incessante de manipulations inventives »[31], mériterait davantage le nom d’avant-pays.
Reste que l’objet de ce regret est aussi de « ne pouvoir dominer ce qui est, comme au rebord d’une terrasse ».[32] Evoquée à propos de l’œuvre de Giono dans son ensemble, cette « tentation du panoramique qu’exerce la superposition fantastique et exaltante des espaces de la fiction et du réel », vaut notamment pour Bobi dans son entreprise de reconstruction du monde. Y céder ruinerait le pouvoir de son imagination et laisserait place à l’obsédante réalité trop encombrée de la mémoire. Ce ne serait plus une plongée dans le devenir, dans la métamorphose du monde, mais dans le temps. Quand ses forces de résistance viennent à défaillir, du fait notamment de la rencontre de la mort qui en rappelle une autre, celle de sa mère, quand son imagination a comblé le vide du plateau Grémone qui ne peut la contenir davantage dans son expansion et sa boursouflure, le chemin efface le plateau et Bobi redevient le vagabond des toutes premières pages.
[1] Pour les romans de Giono, les numéros de page renvoient à l’édition de la Pléiade (Colline et Regain t.I et Que ma joie demeure, t. II.) ; pour Manosque-des-Plateaux, à l’édition Gallimard Folio, 1986 (1ère éd.1930).
[2] Robert Ricatte, Préface des Œuvres romanesques complètes, Pléiade, p. XXII
[3] Luce Ricatte, Notice pour Que ma joie demeure, Pléiade, t. II, p. 1336
[4] Luce Ricatte, op. cit., p. 1334 (entretien de Jean Giono)
[5] Robert Ricatte, op. cit., p. XVII
[6] Gaston Bachelard, L’Air et les songes, José Corti Le Livre de Poche, 1943, p. 266
[7] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, José Corti, 1947, p. 347
[8] Pierre Jourde, Géographies imaginaires de quelques inventeurs de mondes au XXe siècle Gracq Borges Michaux Tolkien, José Corti, 1991, p.47
[9] Toutefois, le sentiment d’écrasement sur un plateau ne saurait être l’impression obligée et le besoin de verticalité son corollaire inévitable, mais plutôt la façon qu’a Giono d’appréhender un tel lieu. Quand le plateau apparaît non sous la chape mais dans la continuité du ciel, avec une sensation d’élévation invitant à la spiritualité et participant d’un axe vertical, le vertige, lui, peut être horizontal si l’on en croit Julien Gracq (Carnets du grand chemin, José Corti, 1992 ) :
Une attraction sans violence, mais difficilement résistible, me ramène d’année en année, encore et encore, vers les hautes surfaces nues –basaltes ou calcaires- du centre et du sud du Massif : l’Aubrac, le Cézallier, les planèzes, les Causses. (…). Tonsures sacramentelles, austères, dans notre chevelu arborescent si continu, images d’un dépouillement presque spiritualisé du paysage, qui mêlent indissolublement, à l’usage du promeneur, sentiment d’altitude et sentiment d’élévation. (p. 98)
Rarement je pense au Cézallier, à l’Aubrac, sans que s’ébauche en moi un mouvement très singulier qui donne corps à mon souvenir : sur ces hauts plateaux déployés où la pesanteur semble se réduire comme sur une mer de la lune, un vertige horizontal se déclenche en moi qui, comme l’autre à tomber, m’incite à y courir, à m’y rouler, à perte de vue, à perdre haleine. (p. 64)
[10] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, p. 357
[11] Robert Ricatte, op. cit., p. XI
[12] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF Quadrige (6ème édition), 1994, p. 213
[13] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, p. 210
[14] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, PUF, 1989, p.181
[15] Pierre Jourde, op. cit., p.54
[16] Après avoir relevé chez Pierre Charpentrat, spécialiste de l’architecture baroque, qu’ « il suffit à l’espace de Brunelleschi d’être enclos pour être défini, pour être consacré », Yves Bonnefoy ajoute concernant la colonne elle-même : « Expression de la rigueur antique, pièce essentielle d’une irrécusable géométrie, mesure de toute chose, la colonne devient, dans le système baroque, facteur de trouble. (…). Ce n’est plus sa rectitude qui compte, mais le vide qu’elle crée dans la masse architecturale, l’hiatus qui la sépare de sa voisine et qu’elle livre à notre imagination. »
Yves Bonnefoy, « L’architecture du baroque et la pensée du destin », L’improbable et autres essais, Gallimard Folio essais, 1992, p. 214-215
[17] Pierre Jourde, op. cit., p.290
[18] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, p.169
[19] Marcel Neveux, Giono ou le bonheur d’écrire, Editions du Rocher, 1990, p. 203
[20] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p.190
[21] Opposant Colline à ses œuvres ultérieures, Giono confie : « Poursuivi par ce démon ou ce péché de la démesure, je n'ai pu retrouver l'économie de richesse qu'il y a dans Colline » (Jean Giono, Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, Gallimard, 1990, p. 146). Robert Ricatte ajoute que Giono eut « cette révélation centrale : néant et démesure sont indissolublement liés. » (Robert Ricatte, op.cit., p. XXX)
[22] Robert Ricatte, op. cit., p. XVI
[23] Luce Ricatte, op. cit., p. 1346
[24] Michel Collot, op. cit., p.68
[25] Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, José Corti Le Livre de Poche, 1942, p.11
[26] Whymper cité par Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, p..374
[27] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 27
[28] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 28
[29] Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Gallimard Poésie, 1992, p. 11
[30] Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, p. 12
[31] Cette expression, employée par Robert Ricatte, s’applique plus généralement à l’espace dans l’œuvre de Giono.
Robert Ricatte, op. cit. p. XXII
[32] Robert Ricatte, op. cit. p.XXIII
De quelqu’un à quiconque
Essai sur Le Grand Troupeau de Jean Giono,
roman sur la guerre de 14-18
John Baude
“ Je ne peux pas oublier la guerre ”[1] déclare Jean Giono en 1934. Ses écrits en témoignent. En effet, avant de lui consacrer plusieurs articles et essais pacifistes à mesure que se précise la menace d’un nouveau conflit, il a écrit un roman sur la guerre en 1931, intitulé Le Grand Troupeau. Nombreux sont alors les récits d’inspiration pacifiste déjà publiés si bien qu’écrire un nouveau roman sur la guerre, fût-ce pour la dénoncer et non en ressasser des épisodes glorieux ou tragiques, risque de lasser. La tâche est d’autant plus difficile que progressivement “ l’horreur s’efface ” [2], comme il l’écrira un peu plus tard, et que l’éventualité d’un nouveau conflit, dans la France de 1931, n’est pas encore une préoccupation. Il faut donc à ce roman une originalité qui le démarque des récits de guerre antérieurs et une approche qui ne soit pas destinée aux seuls anciens combattants mais susceptible de conquérir tout lecteur.
La structure et le style du roman répondent à ces deux objectifs.
Alors que les récits de guerre privilégient souvent le front[3], plus rarement l’arrière, Le Grand Troupeau accorde autant d’importance aux deux lieux, juxtaposés d’un chapitre à l’autre, pris dans une simultanéité plus que dans un enchaînement chronologique, avec de rares références à l’Histoire. Préservant largement le caractère atemporel, portant une égale attention aux civils et aux soldats, le roman traite de la guerre en général et se révèle de la sorte plus propice à intéresser le lecteur qui n’a pas été contemporain des événements. Ce lecteur devient même témoin. De même que le recours très fréquent au pronom on induit la présence en ces deux lieux d’un narrateur implicite qui ne se déclare pas, l’utilisation de ce pronom, du fait de son caractère indéfini, laisse un espace dans lequel le lecteur puisse se glisser. Et la langue, imagée et empreinte d’oralité, commune aux soldats, aux civils et au narrateur implicite, aide le lecteur à s’y glisser.
“ Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. ”
Giono précise ainsi sa hantise de la guerre. Il la revit, non par l’action remémorée, mais par les sens à vif. Aussi va-t-il s’attacher dans Le Grand Troupeau à ce que lecteur, lui aussi, “ sente ” la guerre, l’éprouve. L’action est fréquemment éludée, l’intrigue souvent elliptique, le discours pacifiste réfréné. Le roman est déplacé vers l’attente et l’angoisse.
Un seul corps à corps, contre une truie. Le soldat se fait animal, combat les bêtes, devient leur pâture. La révolte du lecteur est là, insidieuse.
1. Dualité de lieux et simultanéité
La structure du Grand Troupeau, qui enchevêtre le front et l’arrière, a fait l’objet d’un soin tout particulier de Giono qui confiait dans un entretien :
Je n’arrivais pas à coordonner l’architecture de l’arrière et l’architecture du front. Comme ces grands éléments que sont la mer ou la montagne, le tohu-bohu de la guerre était dépourvu d’architecture, ou tout au moins, je ne pouvais pas la découvrir. Je m’y suis attaché très longtemps.
Les vingt chapitres du Grand Troupeau, à l’exception de celui intitulé "Et il n’y aura point de pitié", ont une unité de lieu, front ou arrière, en alternance plus ou moins régulière. Il s’agit de lieux génériques tant le front dans le roman se déplace des abords de Verdun jusqu’en Flandre, et l’arrière, bien plus resserré, couvre quelques villages ou hameaux de Provence. A l’arrière comme au front, les chapitres se subdivisent en scènes toujours repérables par les choix typographiques, en l’occurrence des espaces blancs, scènes en cela comparables aux strophes de Colline le premier roman publié par Giono. Le traitement de ces lieux n’est cependant pas symétrique. Sauf dans le chapitre déjà cité, le récit sur le front ne juxtapose pas les scènes impliquant Joseph à celles comportant Olivier. Un chapitre situé au front n’évoque à chaque fois que l’un de ces deux protagonistes. En revanche, les chapitres de l’arrière peuvent combiner en leur sein des scènes centrées sur chacune des femmes, Julia ou Madeleine, leurs épouses respectives, voire sur les deux à la fois. Ils comportent par ailleurs des scènes relativement autonomes au regard de l’intrigue construite autour de ces quatre personnages principaux. Ces scènes en marge où ne figure aucun d’eux contribuent à rendre l’arrière plus éclaté, moins focalisé sur un de ces personnages. C’est au milieu du roman, au sein du chapitre intitulé "Et il n’y aura point de pitié", que cette technique de construction romanesque est portée à son paroxysme. Alors Giono “ fait un usage presque systématique de cette technique, combinant quinze tableaux étrangers les uns aux autres pour donner, grâce aux ruptures et aux brusques juxtapositions, l’impression de la simultanéité et d’un bouleversement de l’espace. ”[4] L’alternance des lieux se fait en effet plus rapide dans une suite de scènes brèves sans transition. Le principe de juxtaposition s’étend même exceptionnellement à la composition du récit consacré au front, éclaté en scènes successives ayant tantôt Joseph, tantôt Olivier, pour personnage.
Pas un chapitre situé en un lieu de transition, qui relaterait par exemple le cheminement des troupes en direction du front, ne vient s’interposer dans la dualité de lieux constitutive du roman. Giono a supprimé de tels chapitres qui figuraient dans les premiers manuscrits.[5] Il est d’ailleurs symptomatique qu’il ait remplacé l’un deux par ce chapitre "Et il n’y aura point de pitié". Une seule scène, en un paragraphe, évoque succinctement "un épais train d’hommes" (p.629), à l’arrêt dans une gare, tandis que le dernier paragraphe du chapitre "Le printemps sur le plateau", commence de décrire un départ pour le front, celui d’Olivier, avant de s’arrêter à la lisière de la campagne et de l’arrière :
Ils sont arrivés à la Durance ; au fond de la plaine, à travers les saules, on voit les feux rouges et verts de la gare.
“ Je m’arrête là ”, dit le papé. (…)
Et tout de suite on n’a plus entendu Olivier, parce qu’il s’en allait dans le chemin mou. La nuit est comme si de rien n’était. (595-596)
Par cette absence de continuité, Giono crée un effet de brusque juxtaposition des lieux, que parfois accuse l’irruption d’une parole en ouverture de chapitre. Il en est ainsi de certains chapitres qui assurent le passage du front à l’arrière "Julia se couche", "La mouche à viande", "Près du vieux cheval" (parole rapportée au style indirect libre), ou de l’arrière au front dans les cas de "Santerre" et du "Grand Troupeau".
Quoiqu’il ne reproduise pas une dualité comparable et qu’il demeure linéaire tout au long du roman, le temps n’assure pas de liaison entre le front et l’arrière. Certes, l’intrigue crée inévitablement des liens, par les pensées et courriers des hommes et des femmes et l’interaction des faits en chacun de ces lieux : l’absence de Joseph puis son retour du front, consécutif à l’amputation de son bras, ne sont pas sans conséquences sur le comportement de Julia ; une lettre de Julia décide Olivier à se mutiler pour retourner chez lui. Mais ces liens de causalité n’atténuent guère la juxtaposition du front et de l’arrière car, le plus souvent, ils enjambent les chapitres. Ainsi trois chapitres séparent la blessure au bras de Joseph, relatée dans "Et il n’y aura point de pitié", et la connaissance par Julia de cette nouvelle dans "Près du vieux cheval", la blessure devenant alors une amputation. De même faut-il attendre six chapitres supplémentaires avant que Joseph, démobilisé, ne réapparaisse dans "Sous la main gauche". Ces relations de causalité peuvent aussi être présentées a posteriori. Ce n’est en effet qu’une fois rentré chez lui dans le dernier chapitre "Dieu bénisse l’agneau…" qu’Olivier révèle la raison de son retour, la décision de se mutiler, liée au contenu d’une lettre dont seule l’existence était à peine évoquée au détour du chapitre précédent. Ainsi l’alternance des lieux au gré des chapitres ne rythme pas la progression de l’intrigue, plus lente.
En fait, cette impression de lenteur tient moins à l’intrigue qu’à ce qui en est présenté dans le roman. Bien qu’elles scandent l’intrigue, les étapes augurant d’une situation nouvelle décisive pour la suite du roman sont rarement décrites. Elles s’imposent au lecteur à travers le comportement ou les paroles, à l’instar de l’amputation du bras de Joseph révélée dans le monologue de Julia, ou bien encore par la seule présence des personnages, en l’occurence de Joseph et d’Olivier - que ce dernier soit permissionnaire ou démobilisé – passés du front à l’arrière de manière brusque - cela tient à la structure du roman analysée précédemment - et sans annonce. Ces étapes essentielles, omises de la narration mais connues, suffisent à soutenir une intrigue implicite autour de laquelle se construisent des chapitres dont bien des scènes apparaissent alors secondaires quant à la trame, sans influence véritable, à côté de l’intrigue. Le roman est déplacé sur les marges de l’intrigue et se concentre sur l’attente et l’angoisse. Cette construction rappelle celle de Colline à propos de laquelle Jean Molino note que “ l’action semble s’introduire entre les strophes et nous n’en connaissons que ce qui est nécessaire à la compréhension de l’épisode qui constitue le cœur de la strophe. (…) Et pourtant il y a une intrigue, qui sert de soubassement au texte, un schéma très précis d’organisation des événements, mais, par la volonté de l’écrivain, ce schéma n’apparaît pas clairement : le lecteur est pris, dominé par l’organisation strophique qui impose un rythme discontinu et répétitif. ”[6]
Les chapitres du Grand Troupeau, égrenés sans transition temporelle, semblent chaque fois rouvrir le temps, recréer le point zéro ex nihilo, de par le simple emploi de compléments ou adverbes de temps qui, comme expressions déictiques, ne prennent leur sens que par rapport au texte sans pour autant déterminer un repère absolu. En témoignent ces quelques exemples pris au fil du roman et pour nombre d’entre eux placés en début de chapitre :
La nuit d’avant, on avait vu le grand départ de tous les hommes. (541)
Ce matin-là, la bouchère vint, comme d’habitude, sur le pas de sa porte pour balayer le ruisseau (541)
Et maintenant, ils fument leurs pipes. (556)
Hier après-midi, le boucher, rentrant à l’improviste, a trouvé sa fille couchée avec l’apprenti. (636)
Ce matin, le boucher est monté à la soupente. (636)
Ce soir, Madeleine est allée se coucher la première. (648)
Hier il a guetté, près du rouleau à blé, un lézardet, à peine déroulé de l’œuf (661)
Hier, elle est allée voir la maman. (664)
Il y avait déjà des jours, des jours et des jours qu’ils étaient dans ce Santerre ondulé comme une mer. (668)
Le lendemain, celui de la petite flûte s’en alla, tout seul, du côté de cette longue dune aux chevaux. (671)
Il y a huit jours que ça dure. (689)
Ce soir, Julia est entrée dans la chambre de Madeleine. (690)
Le temps piétine. D’un chapitre ou d’une scène à l’autre, le temps ne laisse de recommencer à partir d’un repère réinitialisé et toujours dans la possibilité de l’être en raison de son indétermination, car le roman est sans ancrage précis dans l’Histoire, car le temps du roman n’épouse pas la chronologie historique. Seuls le titre d’un chapitre, "Verdun", ou la bataille du mont Kemmel en Flandre pour un lecteur plus averti permettent de situer approximativement l’action dans le cours de la guerre et participent de la sorte à la mise en place d’un contexte historique. Le temps est situé mais flou. Janine et Lucien Miallet, tentant d’établir la chronologie du roman, concluent ainsi : “ Giono se soucie peu de rompre le fil du temps. Sans doute l’emmêle-t-il à plaisir. (…) Giono, donc, se joue des données chronologiques sans exactement les enfreindre ”[7]. Le Grand Troupeau n’est pas un récit historique et demeure sans repère temporel absolu.
Cette redéfinition de l’origine du temps à l’occasion de tout nouveau chapitre ou d’une nouvelle scène est déjà présente dans Colline où “chaque strophe décrit un présent immobile, qui est chaque fois invoqué plus qu’évoqué. L’invocation se marque par l’utilisation continuelle des présentatifs qui situent toute chose dans un hic et nunc chaque fois nouveau (…). La strophe est construite autour d’un point unique du temps et de l’espace ”[8]. Certes Le Grand Troupeau mêle passé et présent mais l’emploi régulier et néanmoins singulier de l’adverbe maintenant avec un verbe à l’imparfait (cf. exemples tirés du premier chapitre) crée une immédiateté, un présent, dans un contexte passé.
On entendait maintenant des cloches et des sonnettes (544)
Mais maintenant, tout l'air tremblait et on ne pouvait plus parler (545)
Il ne disait rien à personne, il parlait comme ça, devant lui, pour rien, pour vomir ce grand mal qui était en lui maintenant du départ de ses fils sur l'emplein des routes. (547)
Les bêtes maintenant étaient malades. (549)
Maintenant, un autre berger était là. (549)
S’agit-il d’une forme particulière du style indirect libre ? Le pronom indéfini on, présent dans deux des exemples et utilisé à maintes reprises dans le premier chapitre, laisse entrevoir l’existence d’un narrateur sur laquelle nous reviendrons. Mais cet emploi de l’adverbe dans un contexte passé, figurant dans les chapitres suivants de l’arrière et du front, ne tient pas exclusivement au style indirect libre. Il participe aussi de la fusion entre le temps de l’action et le temps de l’énonciation. Il contribue de la sorte à ramener la guerre dans l’univers contemporain du lecteur. “ L’adverbe – aujourd’hui, maintenant, etc. - se définit par rapport au moment de la lecture et date, non pas l’événement auquel réfère la proposition au passé, mais le reflet présent de cet événement ”[9].
Le temps verbal ne renseigne plus sur le temps de l’action.
D’ailleurs, Giono joue des temps verbaux, usant tantôt du présent, tantôt des temps du passé sans rapport avec la chronologie. Ce découplage intervient là aussi dès le premier chapitre. Ainsi le début des deux premiers paragraphes, écrits au passé, situe la journée dont il sera question dans la suite du chapitre : c’est à la fois le lendemain du départ des hommes pour le front et le jour durant lequel les villageois ébahis découvrent une vaste transhumance.
La nuit d’avant, on avait vu le grand départ de tous les hommes. (541)
Ce matin-là, la bouchère vint, comme d’habitude, sur le pas de sa porte pour balayer le ruisseau ; le cordonnier était déjà là, les mains dans sa poche de ventre à regarder, à renifler, il bougeait la tête de temps en temps comme quand on chasse une mouche. (541)
Le dernier paragraphe du chapitre, lui aussi au passé, met un terme à cette journée. Par l’évocation de l’aube et d’un carrefour vidé du troupeau, c’est en effet un nouveau jour qui commence.
A l’aube, Clara ouvrit les portes de son petit café, au tournant de la route. Au milieu du carrefour vide, il y avait une chaise toute seule. Le troupeau était tari, le berger parti, un chien léchait, à grands coups de langue, le sang du bélier. (553)
Pour autant, au sein de cette journée, s’inscrivent différentes scènes au présent. Il en est ainsi du troisième paragraphe, quoiqu’il soit dans la continuité logique du précédent puisqu’il met en scène les deux mêmes personnages en discussion :
Rose n’a pas bougé ses pieds, elle s’est reculée du buste et elle regarde le cordonnier d’un peu loin, avec des yeux de poule. (542)
Dans un autre paragraphe, le temps verbal change sans rupture chronologique apparente :
Les têtes aux yeux morts dansaient de haut en bas, elles flottaient dans les images de la montagne et mâchaient doucement le goût des herbes anciennes : le vent de la nuit qui vient faire son nid dans la laine des oreilles et les agneaux couchés comme du lait dans l’herbe fraîche, et les pluies !…
Le troupeau coule avec son bruit d’eau, il coule à route pleine ; de chaque côté il frotte contre les maisons et les murs des jardins. L’ânon s’arrête de téter, il est ivre. Il tremble sur ses pattes. Un fil de lait coule de son museau. L’ânesse lèche les yeux du petit âne, puis elle se tourne, elle s’en va, et l’ânon marche derrière elle.
Vint un autre bélier, et on le chercha d’abord sans le voir (546-547)
Repris dans un contexte au présent, l’adverbe maintenant à la fois redéfinit une origine du temps comme expression déictique et permet de glisser du passé au présent de par son emploi dans les deux temps :
Maintenant, les brebis qui passent viennent à peine d’émerger de la pluie. (550)
Cette alternance des temps grammaticaux sans souci de chronologie est manifeste tout au long du roman. Le temps de l’action n’est pas véritablement dans le passé, ni dans le présent. Il est fictif et indifférencié. Il s’agit d’ailleurs moins d’un temps s’inscrivant dans une chronologie que d’une temporalité de guerre particulière, faite d’attente et de “ déjà accompli ”, en cela de nouveau comparable à Colline.
L’alternance des lieux et le piétinement du temps contribuent à la simultanéité du front et de l’arrière, en des scènes multiples d’un même tableau à la manière du peintre Breughel auquel Giono fait brièvement allusion dans des manuscrits préparatoires à la rédaction du Grand Troupeau[10]. La simultanéité se fait particulièrement évidente quand, au sein du chapitre "Et il n’y aura point de pitié", des scènes courtes en deux lieux rapprochent ces derniers à la lecture. Elle est en fait perceptible dès les premiers chapitres du front. L’un d’eux, "Le corbeau", s’achève sur le sommeil de Joseph :
Il [Joseph] balançait le bidon à bout de courroie, puis la courroie glissa entre ses doigts relâchés. Un gros coup de sommeil l’allongea dans l’herbe comme une bête assommée. (566)
et ce sommeil s’interrompt au début de "A la charité du monde" qui s’ouvre par
Déjà la roue lui écrase la jambe, mais le cheval qui était attelé en flèche se cabre et lui retombe sur le ventre à pleins sabots…
Joseph se réveille. Il a la bouche ouverte sur un cri. (570)
Entre ces deux chapitres du front, celui consacré à l’arrière qui s’intitule "Julia se couche", se termine de la sorte :
Elle passa sa chemise propre. Elle s’allongea sur le lit à sa place, laissant à côté d’elle l’homme d’ombre.
Le sommeil vint tout de suite, et juste au bord, Julia renifla sur sa main l’odeur du cheval, puis elle mit sa main entre ses cuisses et s’endormit. (570)
En l’absence de repère temporel absolu, la composition autour du sommeil de Joseph qui s’amorce, qui reste suspendu pour laisser place à des scènes de l’arrière, qui prend fin au retour du roman sur le front, suggère que parallèlement à ce sommeil, pendant ce temps, monte le désir inassouvi de Julia. L’impression de simultanéité ainsi créée se renforce par ailleurs d’un effet de similitude : Julia s’endort aussi, songe au cheval dont s’occupait Joseph, lequel se réveille à la suite d’un cauchemar ayant une ruade de cheval pour objet. Ce motif du cheval accentue le parallélisme entre le front et l’arrière, lieux que le sommeil de Joseph et de Julia place déjà dans un rapport d’analogie. D’autres motifs ou analogies[11] permettent de glisser parfois d’un lieu à l’autre, d’un chapitre à l’autre. En ce cas, la transition ne repose en rien sur la chronologie mais sur l’image dépourvue de causalité, laquelle accuse la dualité de lieu et le relatif statisme temporel du roman. Pour prolonger le parallèle avec Colline, Jean Molino décèle dans ce roman un procédé similaire à celui utilisé dans Le Grand Troupeau :
“ L’absence du récit est d’autant plus sensible que le passage de strophe à strophe se fait souvent sur le mode de la reprise ; un mot, une phrase, un élément thématique présents dans une strophe sont repris au début de la strophe suivante (…). Un mot, une expression servent de tremplin pour repartir après la clôture de la strophe. ”[12]
2. On, c’est-à-dire quiconque
Le piétinement du temps, l’omission des étapes décisives, ne font pas du Grand Troupeau un roman d’action. Celle-ci, plutôt rare, laisse place à des dialogues, à des descriptions mais aussi à des impressions sensorielles dont le lecteur ne sait trop qui les éprouve. En effet Giono emploie très fréquemment le pronom indéfini on, et ce dés l’incipit :
La nuit d’avant, on avait vu le grand départ de tous les hommes. (541)
Qui est ce on ? Peut-être ces personnages de l’arrière, et eux seuls, (Rose la bouchère, Jean le cordonnier, l’épicière, Malan le retraité, le vieux Burle, Babeau la laitière, etc) qui apparaissent sitôt après, comme inciterait à le penser cette phrase :
Du coup, autour de lui [le cordonnier], on ferma la bouche, et Burle même comprit là-haut et les autres comprirent, tout seuls. (545)
Les expressions "autour de lui" et "les autres" semblent en effet fermer le groupe des gens représentés à ceux qui se trouvent dans une plus ou moins grande proximité au cordonnier. C’est là le seul exemple d’une telle délimitation. Dans l’incipit comme dans d’autres occurrences, l’absence d’expressions similaires laisse l’interprétation plus indécise :
On entendait maintenant des cloches et des sonnettes (…) (544)
Mais maintenant, tout l’air tremblait et on ne pouvait plus parler. (545)
Alors, on vit arriver un vieil homme, et derrière lui, la tête d’un troupeau. (545)
On pensait à cette nuit d’avant qui sentait trop le blé. (545)
Puis un impératif à l'adresse d'un groupe semble inclure un narrateur :
“ Ecoutez ! ”
On écouta. (548)
L’emploi du pronom indéfini ne se limite nullement au premier chapitre mais se répète tout au long du roman, comme dans deux ouvrages antérieurs Colline et Regain. A titre d’exemple, pour la seule première partie du Grand Troupeau, on apparaît à plusieurs reprises, tant dans les chapitres de l’arrière
Madeleine s’arrêta sous les derniers amandiers. De là, on était juste en face des Gardettes, vers ce côté des soues, Olivier était à nettoyer les porcs : on voyait les fourchées de fumier qu'il jetait et qui restaient là à fumer par terre. (578)
Elle descendit par cette rue de l'église. Il n'y avait personne devant les portes. Dans les fenêtres on voyait les âtres en braises rouges. Sur la place, la fontaine était seule avec une petite fille qui poussait une grosse ramée d’oliviers dans le guicheton d’une écurie à chèvre. (579)
Madeleine a tapé d'un bon coup de poing sur les oreilles du lapin. Il saigne à plein museau dans un bol, on a entendu le coup d'ici. (580)
(chapitre La mouche à viande)
que dans ceux consacrés au front
Il marcha sur une chose molle, comme un chien mort : c’était une veste de velours roulée en boule, ça avait dû servir d’oreiller.
On entendait couler l’eau du côté de la grange. C’était un abreuvoir creusé dans un tronc d’arbre.
Dans la boue, tout autour, des empreintes d’hommes comme d’un troupeau avaient effacé les empreintes de moutons et de vaches, on n’en voyait plus que quelques-unes vers le pré, à l’endroit sec.
Il plongea ses bras nus dans le bassin.
Le soir venait. On voyait la nuit couler dans le jour gris comme de la fumée épaisse.
Il remplit son bidon. (566)
(chapitre Le corbeau)
Dans ce dernier extrait, Giono ajoute quelque chose à la situation, ou plutôt quelqu’un au personnage représenté par il. Cet ajout implicite apparaît d’autant plus nettement, par contraste, que l’un et l’autre de ces pronoms se trouvent dans une grande proximité au sein d’un même paragraphe, voire d’une même phrase, et que l’un n’est pas substituable à l’autre. Françoise Atlani note à ce propos que si “ on impose les contraintes morphologiques de il au verbe ”, paradoxalement, “ c’est le seul pronom sujet auquel on ne peut pas s’identifier dans son fonctionnement énonciatif ”[13].
Pour autant ce quelqu’un ne renvoie à nulle personne qui se soit déclarée au préalable. Jamais en dehors des dialogues n’apparaît un pronom à la première personne dans ce roman qui ne comporte pas de narrateur. Quoiqu’il ne se déclare pas, ce quelqu’un reconnaît cependant voir, entendre ou sentir. Il est donc témoin des scènes évoquées. Comme elles ne sont rapportées par aucun des personnages, il devient pour le lecteur celui qui les raconte. Comme par ailleurs le pronom indéfini apparaît à la fois dans les scènes du front et de l’arrière, il est présent simultanément en chacun de ces lieux. Qui, sinon un narrateur, peut être doué d’une telle ubiquité ? Le quelqu’un devient pour le lecteur un narrateur implicite qui veut sa parole entendue sans qu’elle lui soit référencée. Là se situe la différence essentielle avec le narrateur explicite, déclaré, dont le “« je » pose une identité référentielle[14] qui renvoie à celui qui parle ”[15]. On est “ dispensé d’avoir à se désigner ”[16].
Le narrateur implicite n’est pas omniscient, ne se trouve pas “ au-dessus de la mêlée ” mais bien parmi les soldats, les paysans et tous les gens de l’arrière dont il partage les impressions sensorielles. Il est un témoin de l’intérieur, dont l’inévitable participation à l’action n’est pas relatée au risque qu’il devienne lui même un personnage, dont le point de vue n’est pas exprimé sous peine qu’il rompe le caractère implicite de sa présence. Il agit peu, se comporte en suiveur, ne prend aucune initiative dont la simple mention le contraindrait à se déclarer. Il est en retrait, sur la réserve, indéterminé. Car “ on en imposant les contraintes morphologiques du il au verbe, alors que il est tout à fait absent de sa problématique, ne risque pas de découvrir son jeu. ”[17] Et Giono recherche cette indétermination et cette distance. Ainsi, dans le chapitre Santerre, il gomme au fil des manuscrits les tournures trop personnelles susceptibles d’impliquer le narrateur. Il supprime systématiquement le pronom sujet nous et le possessif notre, absents de tout le roman si, bien sûr, l’on excepte les dialogues :
Premiers manuscrits
Texte publié
Dans chacune de ces rues une vaste grange vide sonnait. (…) Celle de notre rue ouvrait en face notre étable. ( …) et c’était la voix des granges malades. (1232)
Parfois cette rue pleine de boue et de pluie parlait un grand mot sombre et sourd. (…). Ça venait de la grange malade. (670)
Au moment où nous nous étions installés au village, le parc gardait une dizaine de chevaux et deux hommes. (1233)
Il y avait encore là-haut une dizaine de chevaux et deux hommes. (670)
Ils [les chevaux] ne disaient rien de tout le jour. Nous les regardions de loin. (…) un particulièrement était si léger dans sa maigreur qu’on le voyait se balancer sur ses jambes sans arrêt, sans fatigue, on aurait dit. Quand même, celui-là mourut. (1233)
Pendant le jour ils [les chevaux] restaient le nez contre les planches. Un qui était blanc et qu’on voyait de loin, marchait sur place et sans arrêt et sans lassitude. Il mourut le premier (670)
eau-de-vie. On ne sut même jamais comment il nous trouva, nous qui pensions souvent à cette grande consolation d’être bien cachés. Et en pleine nuit. On n’y pensa pas sur le coup. (…). Il s’abrita (1233).
eau de vie . Il s’abrita. (671)
tout seul. Puis on comprit tout à la course parce que tout arriva sur nous comme une grêle de pierres. Le capitaine (1233)
tout seul, du côté de cette longue dune aux chevaux… Dans le courant du jour, le capitaine (671)
Dans ce même chapitre, d’autres passages figurant dans les premiers manuscrits et entièrement supprimés par la suite mêlaient les pronoms on et nous :
A un moment donné, ils durent tirer la carte, l’emplacement de notre secteur était juste dans le rond d’ombre que projetait le cul de la lampe.
Celui-là qui était de chez nous vint pour manger sa soupe. Il était un peu en retard à cause de ça. Nous avions fini. On lui demanda encore :
“ Et alors ?… ” (…).
Il nous regarda. (…).
Il mangea sa soupe. On attendait. On savait qu’il lui restait quelque chose à dire, que le chaud de la soupe allait dégeler ça au fond de lui… On le savait d’instinct. (…).
Le capitaine marchait devant nous, à dix ou vingt pas d’avance ; on le voyait là-bas tout seul dans les montées. Nous suivions. (1235)
Il montrait la porte de la sape. On ne fut pas long. On était là autour de lui à le tenir par un morceau de sa veste ; on demandait doucement :
“ Quoi, mon vieux, quoi ? ”
On comprit tout de suite qu’il avait la même maladie que nous. On comprit que ce qu’on avait tous, c’était une maladie et que nous allions devenir tout d’un coup encore plus malades. (1239)
Et Olivier y voyait une immense Madeleine en terre d’amandier, en ciel d’orage, en vent, en fermes, en chair de femme, en baisers comme des pluies froides sur les nuques suantes de ceux qui labourent. Nous apportions tout ça dans la sape, et ça faisait autour de nous un grésillement, et des frissons, et la vie était loin derrière, par-delà cette habitude du rêve qui nous emmaillotait comme des langes de coton. (…)
On connaissait la vie de la nuit ; on se souvenait maintenant du temps où la terre osait vivre librement sous les yeux des hommes ; on la voyait crisper lentement sa grande colère. Le plus terrible, c’est que cette vie de la terre, on l’avait en nous et que ça ne servait à rien de fermer les yeux. Notre cœur bien râpé était sensible comme la pellicule de l’eau. (1241)
On, par sa proximité avec nous, perdait sa qualité d’indéfini dans ces extraits des premiers manuscrits, et plus généralement dans l’ensemble du roman où son usage est fréquent, en raison de l’association des deux pronoms personnels opérée par le lecteur. Il y avait alors un je que ce dernier pouvait reprendre à son compte ; il y avait un narrateur auquel il pouvait s’identifier[18] en sorte de devenir lui aussi un personnage, ici le compagnon d’infortune des soldats, et d’épouser alors leurs souffrances et leur destin - en ce cas, la diversité des interprétations de on, trace d’un narrateur tantôt déclaré, tantôt implicite, aurait posé un problème de vraisemblance, le lecteur s’identifiant à un narrateur-personnage présent simultanément au front et à l’arrière.
En éliminant toute marque de la première personne du pluriel, Giono conserve au pronom son caractère indéfini qui ne restreint ni ne ferme le cercle de ceux qu’il représente. Giono ne veut pas écrire un livre destiné aux seuls anciens combattants, fût-ce pour dénoncer la guerre.
Mais alors qui représente ce pronom ? Nul individu particulier, ni tous les lecteurs mais quiconque prêt à se glisser dans le on, dans cette forme “ vide ” de personne, pour reprendre le qualificatif de E. Benveniste. “Autrement dit, pour être inscrit dans la langue, le sujet doit n’y être pas ”[19], ce qui justifie cette autre expression de Françoise Atlani : “ on l’illusionniste ”. Il y a là pour quiconque un espace ouvert, possible et vide qu’il peut investir subjectivement, sans se heurter à l’invraisemblance de l’ubiquité puisqu’il n’incarne aucun personnage.
Reste à déterminer le ressort subjectif incitant quiconque à se glisser dans l’espace créé, dans cette catégorie vide de personne.
3. Une même langue
La langue du narrateur implicite se révèle comparable à celle des personnages, tous paysans ou bergers, qu’ils soient au front ou à l’arrière. Elle n’est pas pour autant une imitation de la langue des paysans ou un succédané pittoresque du provençal. Giono crée une langue, un faux parler paysan alliant une grande richesse d’images à quelques éléments d’oralité, notamment des expressions gauches ou incorrectes et une syntaxe malmenée. Des exemples extraits des deux premiers chapitres fournissent une illustration de ces traces d’oralité chez le narrateur implicite :
A ce coude-là, il y avait déjà tous les vieux du Cercle des Travailleurs, la buraliste avec ses yeux de sang et puis des femmes, et puis des petits qui tenaient les jupes des femmes à pleines mains. (543-544)
il parlait rare (544)
Un nuage d’hirondelles et qui portait des pigeons perdus dévia son ventre blanc dans le ciel et passa en grésillant comme de l’huile à la poêle. (544)
une grande bête toute noire et qui avait du sang sous le ventre (546)
C’étaient des bêtes de bonne santé et de bon sentiment (546)
Il y avait, par là bas devant (546)
pour vomir ce grand mal qui était en lui maintenant du départ de ses fils sur l’emplein des routes. (547)
un appel à la mère que les deux femmes reçoivent au plein du cœur. (551)
il semble qu’on entend un bruit de grelots dans la colline. (553)
toute l'étendue de ce plateau à la perte de la vue. (554)
Maintenant il est seul d’homme aux Chauranes. (554)
Voilà tout ce qui reste, depuis que le Joseph est parti. (554)
Elle n’avait donc plus son sens d’économie, la Delphine (556)
Malgré le tard ils étaient là (556)
La bête ne se plaignait pas ; elle regardait l’homme à pleins yeux. (560)
Par ailleurs, il fait suivre systématiquement les propos qu’il rapporte de il dit au lieu de dit-il. De même utilise-t-il abondamment le pronom démonstratif ça plus courant à l’oral qu’à l’écrit[20] :
De temps en temps une grosse cloche sonnait ou bien une grappe de clochettes claires, et c’était une mule, ou un âne, ou un mulet, ou même un vieux cheval ; ça n'avait plus le marcher dansant des hautes bêtes, mais ça allait, pattes rompues, avec de l'herbe et de la terre dans le poil et des plaques de boue sur des cuisses. Parfois, ça devait s’arrêter là-bas, au fond des terres où s’était perdu le berger… L’arrêt remontait le long du troupeau, puis ça repartait avec un premier pas où toutes les bêtes bêlaient de douleur ensemble. (548)
Si l’oralité écarte cette langue de tout classicisme, l’abondance des images ne saurait pour autant la rapprocher d’un parler paysan réaliste. Ces images affluent aussi bien chez le narrateur implicite
le jour de la rue devenait roux muscat (543)
il mâchait de gros flocons de sa barbe blanche (543)
écrasant son mal de poitrine entre ses vieilles dents (544)
épaisse chaleur sur les routes si difficile à trouer d'un pas d'homme ou de bête (545)
le vent de la nuit qui vient faire son nid dans la laine des oreilles et les agneaux couchés comme du lait dans l’herbe fraîche (546)
il [le bélier] tomba dans la poussière, comme un tas de laine coupée. (547)
un nerf gros comme une ficelle (547)
Cléristin était resté là au bord du troupeau à se gonfler de douleur, à boire de la douleur comme un goulu. (549)
toute sa laine basse, mouillée de sang, défrisée, lourde, pendait comme une mousse sous une fontaine. (549)
Du côté de la montagne, un orage cassait le ciel comme avec des marteaux de fer. (550)
la poulie du grenier chante toute seule (553)
ce berger de devant les bêtes, sorti de l’ombre, sorti de la nuit tout à l’heure, blanc de poussière comme une cigale sortie de la route. (556)
La nuit est tant usée d'étoiles qu'on voit la trame du ciel. (556)
Il dresse dans la nuit sa main ouverte large comme une feuille de platane. (558)
Au grand jour, dans le plein matin, on vit bien toute l’étendue de ce troupeau. Il était là, dans le val, comme de la crème de lait (559)
il ronfla le grand mot d'amour des béliers (561)
En bas le troupeau partait. Thomas bougeait les bras d’avant arrière, comme s’il brassait une grosse pâte, et toute la pâte du troupeau levait doucement dans les herbes. (561)
que dans les propos des paysans et des bergers
Sur la Durance, il y a des îles de poissons morts. Si tu en prends, ça te coule dans les doigts en boue d’écailles et de pourriture. (544) (le cordonnier)
Les herbes, c’était comme de la nouvelle mariée, toutes en fleurs blanches et du rire d'herbe qui luisait sur des kilomètres. Et voilà que je vois, sur l’étage de la montagne, en dessous de moi, deux hommes bleus qui marchaient en plein foin (556) (un berger)
La nouvelle nous pesait dans le cœur. On a discuté le pour et le contre. On a mis toute la nuit, on a fumé tout ce qui nous restait de tabac. On s’est mis d’accord et on est parti, moi en tête. On devait avoir devant nous un bruit d’une belle épaisseur (557-558) (un berger)
“ N’aie pas peur, dit le berger, je te laisse chez un bon homme. Ah ! si je m’en vais, mon bel Arlésien, c’est que le destin tire ma veste (561) (le berger Thomas)
et parfois même des soldats, comme le montrent ces exemples des deux premiers chapitres consacrés au front
Je suis là, je te parle, je te regarde et puis, ça fait comme une barrique trouée. Je me vide et je dors. (562) (Joseph)
Ça a pas de chair un temps comme ça, il dit, c’est comme si on regardait des vitres. (566) (Joseph)
Ecoute, mon vieux ! tu verras, tu verras ! on descend un peu le chemin et c’est noir de nuit, parce qu’on s’en va ainsi dans le verger aux noyers, de beaux arbres, vieux ! t’en as de l’air humide jusqu’aux genoux, tant c’est noir d’ombre ; et t’as les pierrailles toutes en mousses. (…) Tu t’enfournes une noix de confiture en pleine bouche et alors, t’as à mâcher pour un bon temps d’abord, et puis ce sucre-là ça te graisse l’en dedans du gosier et tu es tranquille, c’est mieux qu’un foulard. (576-577) (Joseph)
Ainsi, entre le narrateur implicite et les personnages quels qu’ils soient, où qu’ils soient, la langue n’introduit aucune distance. L’oralité et les images poétiques sont présentes dans le parler de chacun d’eux. Ce choix d’écriture est très éloigné de celui qu’a fait Henri Barbusse en 1916 dans son roman pacifiste Le Feu. Il prête aux “ poilus ” un parler argotique aux antipodes de celui du narrateur :
Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié : i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’m’ présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’coup. “ Ça colloche ”, que j’m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis : j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas : avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas le client.[21]
Avec un parti pris réaliste, Barbusse tente ainsi de restituer une langue mais n’en crée pas. Elle jouxte celle du narrateur, laquelle demeure classique. La ressemblance entre les combattants, narrateur compris, que celui-ci invoque au début du roman
Oui, c’est vrai, on diffère profondément.
Mais pourtant on se ressemble.
Malgré les diversités d’âge, d’origine, de culture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes qui nous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. A travers la même silhouette grossière, on cache et on montre les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif.
Le même parler, fait d’un mélange d’argots d’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelques néologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitude compacte d’hommes qui, depuis des saisons, vide la France pour s’accumuler au Nord-Est. (…). L’étroitesse de la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans les autres.[22]
ne s’étend pas à la langue, quoi qu’il puisse affirmer. En revanche, cette idée d’un “ même parler ””, Giono la met en œuvre dans Le Grand Troupeau et reste fidèle en cela à ses romans antérieurs. Pour autant, le paysan ne parle pas la langue classique, ni le narrateur un patois. Ils en parlent une autre, la même. Cette langue des paysans où les images abondent n’existe pas, ont parfois reproché certains critiques. Une phrase de Giono offre une première réponse possible mais elle est peu convaincante car trop idéalisante :
Tout ce que je connais du peuple est poétique[23].
En outre, elle reste empreinte du souci de restituer la réalité, fût-elle poétique. Une autre réponse peut faire valoir que la langue classique n’existe pas davantage, sinon en littérature. En fait, Giono ne se soucie guère de reproduire fidèlement la réalité.
Il étend la fiction à la langue, et ce pour tous les locuteurs.
Ramuz, à qui l’on reprochait l’inexistence de ses personnages parce que dénués de réalité répliqua que “ l’invention a tous les droits ” et il ajouta que ce n’est pas elle qui est en cause mais sa force[24]. Or celle-ci, dans Le Grand Troupeau, entraîne l’adhésion du lecteur qui se glisse d’autant plus facilement dans le on, dans cette catégorie vide de personne que la langue associée, celle du narrateur implicite, est faite à la fois d’oralité et d’images. L’oralité met le narrateur, et donc le lecteur, de plain-pied avec les paysans, qu’ils soient soldats ou non : il a bien la langue appropriée à sa position de témoin de l’intérieur, langue semblable à celle des paysans et des bergers, elle-même distincte de leur parler réel.
Les images, quant à elles, bâties autour d’éléments naturels ou d’objets ordinaires, non seulement contribuent à la cohérence de la langue imaginée, de ce faux parler paysan, mais aussi elles s’imposent avec l’évidence des choses simples et familières : une feuille de platane, de la crème de lait, une mousse sous une fontaine, une ficelle, etc. Ces mêmes choses sont requises pour décrire les scènes du front, de la purulence d’une plaie
C'est tout en lie de vin là-dessous, ça bouge comme un lait épais qui va bouillir et mousse doucement. (574)
aux derniers soubresauts d’un corps
Il restait là, dressant vers le ciel sa main noire tout épanouie ; les ventres trop gonflés éclataient et l’homme se tordait dans la terre, tremblant de toutes ses ficelles relâchées. (621)
“ La réalité de la guerre est difficile à supporter ; elle exige une traduction en des termes qui permettent de mieux l’apprivoiser ”[25]. Un monde est créé à partir de ce que le lecteur connaît ou dont il se fait une idée, qui relève d’un milieu naturel ou rural, encore largement vierge ou rudimentaire, en rien saturé par l’action et la présence des hommes, que l’imagination peut donc investir et emplir. Comme l’écrit Henri Godard [26], “ elles [les images] sont le témoignage constamment répété du plaisir qu’il y a, pour l’homme le plus simple, à se faire par le moyen du langage une image du monde qui porte sa marque. Il trouve pour cela dans le monde naturel une richesse d’occasions infiniment plus grande que dans le monde urbain, où tout est déjà uniformément humain ”.
La force de la simplicité et de l’évidence ne tient pas au seul choix des mots. La structure de la phrase y contribue également. Elle est constituée de propositions courtes, centrées sur un seul geste ou une seule image, pas nécessairement reliées entre elles par une conjonction qui lisserait trop la phrase et les gestes et les images. Du fait de l’asyndète, ceux-ci n’en sont que plus décomposés et mis en relief.
L’agneau n’appelle plus, il cherche le chaud des bras ; il se tasse au chaud de la chair. Il ferme les yeux, il les ouvre pour voir si les bras sont toujours là et il a de longs frissons heureux dans son échine. Il pousse sa tête dans les seins de Rose, elle rit (552)
Joseph passe son bras sous la tête de l’artilleur, il la hausse doucement, il amène près des lèvres son quart de fer plein d’eau. La bouche sanglante est comme une bête ; elle gaspille cette eau avec des morsures et des secousses, elle mord le fer à pleines dents. Enfin, d’un grand coup goulu, elle se met à boire. (565)
En cette langue ainsi créée, commune aux personnages et au narrateur implicite, pourvoyeuse d’images avec une vie simple pour référence, réside un ressort subjectif incitant le lecteur à entrer dans l’espace laissé par le pronom indéfini on, donc à devenir témoin de l’intérieur. Mais le devient-il sans réaction face à la guerre ?
4. La révolte
Demeurant implicite, le narrateur n’exprime pas de point de vue et rares sont les personnages qui exposent des idées à l’encontre de la guerre. Le personnage de Burle qui, dans le chapitre "Et il n’y aura point de pitié", interpelle et culpabilise ses comparses du Cercle des Travailleurs pour leur faire prendre conscience de la réalité de la guerre constitue une exception. “ Giono supprime toutes les pages que l’on aurait pu taxer de didactisme ”[27], dont ces quelques extraits :
“ D’abord vivre. Tu entends, ma petite, voilà la grande loi, voilà la seule loi écrite par tout l’ensemble des mondes. (…). Le reste, ça a été tout écrit par les hommes, ça ne compte pas. (1246)
Moi, toi, tous, nous sommes de petites molécules de Dieu. Maintenant, à tuer tous ces hommes nous sommes en train de blesser Dieu et de creuser dans sa chair des trous de chair morte.
“ D’abord vivre. C’est écrit partout, toute l’épaisseur du monde, et même l’eau, et même l’air, ça n’est qu’une pâte de vie.
“ D’abord vivre. C’est un bon sentiment, ça n’est pas une lâcheté. (…) Nous sommes liés par des lois mortes d’hommes morts. (1246-1247)
Je venais de traverser la route 107. Il y a un long morceau là, on ne sait pas si c’est à eux ou à nous. Il y avait un type qui venait en face, dans la brouillasse. “ Oh ! ” je dis. Il s’arrête. Je le regarde. “ C’est un Fritz ” je me dis. Oui, c’en était un. Lui, il devait se dire pareil. On était à vingt mètres l’un de l’autre. “ Holà ” il me fait, et puis on reste debout à se regarder. On s’est fait signe qu’on se touchait la main et puis chacun de son côté on est parti. C’est des hommes comme les autres.
- Pareil, dit Camous. (1252-1253)
Si certains personnages s’opposent à la guerre ou aux autorités (la désobéissance du papé pour la réquisition de chèvres, la mutilation volontaire d’Olivier par exemple), Giono veille cependant à ne pas empeser le roman d’un discours qui, imposé au lecteur, encombrerait l’espace libre laissé à ce dernier et ruinerait son travail subjectif. En privilégiant une composition symétrique du roman, centrée sur quatre protagonistes principaux, deux hommes et deux femmes, Giono n’a pas recherché le principe d’identification du lecteur à un personnage, à un héros - il le fera ultérieurement dans le cycle du Hussard - qui soit en mesure de porter des idées pacifistes. Celles-ci demeureront diffuses, implicites, comme le narrateur. Pour des textes plus directement militants, Giono délaissera le roman pour l’essai, publiant alors Refus d’obéissance, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix et Recherche de la pureté.
Par ailleurs, Giono craint que rapporter l’horreur ne suffise à dénoncer la guerre, voire qu’il la sublime. Il “ redoute les pièges de la grandiloquence ou de l’horrible dans la description d’une plaie et d’une agonie ”[28]. Il écrit à ce propos :
Il est impossible d’expliquer l’horreur de quarante-deux jours d’attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu’il y a pour ces hommes neufs une sorte d’attrait dans l’horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. Je parle de la majorité. Il y a toujours, évidemment, une minorité qui fait son compte et qu’il est inutile d’instruire. La majorité est attirée par l’horreur ; elle se sent capable d’y vivre et d’y mourir comme les autres ; elle n’est pas fâchée qu’on la force à en donner la preuve. Il n’y a pas d’autre vraie raison à la continuelle acceptation de ce qu’après on appelle le martyre et le sacrifice.[29]
Comment ne pas voir dans les écrits du romancier allemand Ernst Jünger, au sortir de la première guerre mondiale, la confirmation des craintes de Giono ?
Si étrange que cela soit à entendre pour qui ne s’est jamais battu pour rester en vie : la vision de l’adversaire procure, outre un comble d’horreur, la délivrance d’une pression pesante et insupportable. C’est la volupté du sang, flottant au-dessus de la guerre comme la rouge voile des tempêtes au mât de la galère noire, et dont l’élan illimité n’est comparable qu’à l’amour.[30]
Aussi, plutôt que de décrire de terribles combats, Giono met-il en parallèle les hommes et les bêtes dont les destinées semblent alors se rapprocher. A cette fin, il use de motifs communs ou de situations analogues déjà mentionnés[31].
Il [Schumacker] était mort, mais là, mort, Delphine, mort tu sais. Le pauvre était tellement couvert de mouches qu’il en bougeait. (581)
“ Voilà, dit Madeleine en ouvrant la porte de la cuisine : j’ai pendu la peau à la fenêtre. J’ai mis le foie dans un bol. J’ai fait sauter le fiel. J’ai coupé les pattes. J’ai bien arrosé de vinaigre dans le ventre, comme vous m’avez dit. Les tripes sont dans le seau. C’est tout prêt. Mais vous devriez aller voir et le rentrer, il y a une grosse mouche dans la cuisine. ” (582)
Alors, écoute, voilà je te le dis, tu seras seule à savoir, regarde ma main. Je suis entré dans un trou d’obus. La Poule s’est mis, là-bas, dans un autre trou d’obus à dix mètres, avec un fusil. Moi j’ai allumé mon briquet : j’ai dressé ma main avec le briquet allumé, au-dessus du trou et il m’a tiré un coup de fusil dans la main. (719)
“ Alors, voilà, dit le papé en entrant, voilà ce qu’il a laissé. ”
Il jette sur la table une patte de renard.
“ Le piège s’est serré là. Lui, il a craqué l’os dans ses dents. Il s’est quand même arraché du piège. C’est du courage ! ” (719)
ou bien encore de comparaisons plus directes
Une auto légère monta vers le bois : c’était une ambulance à la croix rouge pleine à pleins ressorts ; elle passa, montrant les souliers des blessés allongés.
Un autobus peinait dans la côte. Olivier tourna la tête pour le regarder passer. Un grand quartier de bœuf, dépouillé et sanglant, était pendu, dans le jaillissement de la boue, sur la plate-forme d’arrière. (…)
“ Et puis ça, regarde ! ”
C’était, dans la boue, un morceau de viande gros comme le poing, avec le sang noir et rouge et de la petite glaire blanche dans les fibres. Un morceau de gaze était encore collé sur le côté du vif. (…)
“ Peut-être bien de la viande d’homme aussi, dit Regotaz. Peut-être bien. Qu’est-ce que ça aurait de tant extraordinaire que ça soit tombé du brancard, d’un en lambeaux et qui perde sa viande ? Dans les roulis, tu sais… ” (604-605)
Le capitaine éclaira sa lampe électrique et promena la lumière sur les hommes.
Dessous les casques, on voyait luire les yeux des hommes jusqu’au fond de la troupe. Ça semblait des pierres luisantes comme quand on découvre la lanterne devant toute l’assemblée des moutons. (617)
Ces quelques exemples attestent du parallélisme entre les hommes et les bêtes entretenu au fil du roman, qu’il soit explicite ou seulement suggéré par la juxtaposition de scènes présentant des analogies, qui ouvre le roman[32], le traverse et va jusqu’à lui donner son titre, Le Grand Troupeau. Il en est un fil conducteur de sorte que la comparaison peut jouer à la seule évocation du sort réservé aux bêtes, sans description équivalente du massacre des soldats. Ainsi, après le parallèle introduit entre les soldats et les bœufs,
De longs trains fatigués haletaient là-bas devant, sur des voies de garage. Dans les wagons, des bœufs gémissaient une détresse humaine vers les libres prairies pleines de lune.
Un épais train d’hommes dormait sans bruit à côté d’une longue chenille de plate-forme toute hérissée de canons. (…)
Dans l’ombre des granges ouvertes, de grandes formes blanches aux bras courts étaient crucifiées contre les murs. (…)
Les gros murs de pierre craquaient doucement de tous ces bœufs éventrés et pendus à pleins crochets par les jarrets. (629)
et la scène d’abattage,
On entendait dans les cours des coups de marteau qui sonnaient sourds, comme de la peau et du poil. Le bœuf tombait. Les sabots raclaient les pavés de la cour. (…)
Un autre homme sortait à ce moment-là. Il ne portait rien qu’un petit couteau, tout petit, tout aigu comme une aiguille. Il luisait au bout de son gros poing ganté de sang caillé. (…)
Par la porte ouverte on voyait le jour de la cour, et juste, dans ce jour, un homme qui fendait une tête de bœuf sur un billot, à grands coups de hachoir. Il s’arrêtait de temps en temps pour essuyer sa moustache pleine de morceaux de cervelle, puis il secouait ses doigts. Il était là dans un envol de poules et de canards qui se battaient sur des éclaboussures de viande. (630)
le lecteur est enclin à imaginer que la violence implacable et routinière régnant dans une boucherie ou un abattoir se tourne et se déchaîne contre les hommes. Un tel procédé permet à Giono d’éluder la fureur des combats et d’éviter ainsi quelque mise en valeur, voire quelque exaltation de l’acte guerrier tout en créant et en entretenant une atmosphère de destruction. La violence qui frappe les hommes s’abat en effet de manière complètement impersonnelle, sans corps à corps dans les tranchées, sans autre présence de l’ennemi que celle d’un prisonnier à qui le capitaine de la troupe serre la main. Ce sont fusées, obus et balles qui pleuvent sur des soldats prostrés dans la terre, l’attente et l’angoisse. L’acte guerrier est rare. L’héroïsme est proscrit.
Mais ce parallèle est davantage qu’un procédé évitant la description des combats. Il prélude à l’affrontement entre les animaux et les hommes (Olivier finit par se battre avec une truie) et surtout à la mue de ceux-ci en ceux-là. Les soldats se terrent comme des bêtes.
La bouche sanglante est comme une bête ; elle gaspille cette eau avec des morsures et des secousses, elle mord le fer à pleines dents. (565)
Qu’est-ce que j’ai fait pour mourir là tout seul ? Comme une bête. Tout seul. Dans la terre ! (571)
Il [Olivier] creusait alors avec ses ongles. C’était une courroie là, dans la terre, comme un serpent endormi. (…). Chauvin creusait la terre aussi. Il était accroupi sur la terre, comme sur une bête, et il l’éventrait à grands coups d’outil. (…). Il grognait les dents serrées.
(609-610)
Il respirait seulement très profond, à pleine bouche ouverte, puis il rendait l’air avec un gémissement de petit bête perdue. (649)
Cette animalité ne se limite pas à des comportements de survie ou de défense imposés par les circonstances. Elle gagne la subjectivité. Ainsi le narrateur implicite perçoit le monde environnant sous une forme animale :
Au-dessus du trou, on entendait passer la mitrailleuse. Elle griffait là tout autour avec ses ongles de fer. On entendait le déclic de ses grandes pattes, puis ce tressaillement de tout son corps quand elle se secouait, puis elle sautait comme un oiseau, grattait son corps métallique, puis la terre fumait sous ses griffes. (610)
Quatre avions à croix noire sortent des nuages. Ils descendent comme des hirondelles jusqu’à raser la terre avec leurs ventres. Ils tirent à la mitrailleuse quelques coups comme des claquements de bec. (710)
(…) des obus comme des cocons de chenilles (711)
L’animalité dépasse une simple vision du monde. Elle pousse le soldat à tuer dans l’indifférence à l’horreur. Celle-ci pourtant largement détaillée à travers les explications données par Camous n’entame pas la volonté de Jolivet de tendre des collets pour attraper les soldats ennemis comme des lièvres. Selon Jünger, l’animalité réside dans l’indifférence à l’horreur :
Pour l’homme primitif, elle [l’horreur] était la constante et invisible compagne de ses courses par les immensités des steppes vides. Elle se présentait dans la nuit, dans le tonnerre et l’éclair, pour le jeter à genoux d’une poigne d’étrangleur, lui, notre aïeul, son misérable silex au poing, en butte à toutes les puissances de la terre. C’était pourtant cette seconde de suprême faiblesse qui l’élevait au-dessus de la bête. Car la bête peut certes éprouver de l’angoisse si elle est poursuivie et acculée, mais l’horreur lui est étrangère. C’est le premier éclair au ciel de la raison.[33]
Une révolte naît de cet abaissement de l’homme à la condition animale, de sa déchéance à mesure qu’il perd la raison. Mais cette révolte est encore fortement suggérée par des personnages, notamment le soldat Camous qui s’insurge contre l’idée de Jolivet d’utiliser des collets comme armes :
- C’est un salaud, cria Camous, le dernier des salauds ! Il [Jolivet] m’a fait faire un collet de fil de fer pour attraper les hommes. (…) Et puis, ça prendra un homme et puis ça le gardera, et puis cet homme sera étranglé par ce fil de fer. Il restera peut-être toute la nuit à baver et à mordre la terre et à attendre la mort, et il mourra là, dans le fil de fer que j’ai noué avec mes doigts. Un homme ! Non ! (679)
Plus grande encore est la révolte du lecteur à la découverte de ces hommes devenus dans la mort de la simple chair comestible par des bêtes :
Ils [les rats] sautaient d’un mort à l’autre. Ils choisissaient d’abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d’entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils se passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l’œil, comme dans un petit œuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus. (620)
Le corbeau poussait le casque ; parfois, quand le mort était mal placé et qu’il mordait la terre à pleine bouche, le corbeau tirait sur les cheveux et sur la barbe tant qu’il n’avait pas mis à l’air cette partie du cou où est le partage de la barbe et du poil de poitrine. C’était là tendre et tout frais, le sang rouge y faisait encore la petite boule. Ils se mettaient à becqueter là, tout de suite, à arracher cette peau, puis ils mangeaient gravement en criant de temps en temps pour appeler les femelles. (621)
Un enfançon nu et mort est sous le pied de la truie. Elle lui a arraché une épaule, elle a mangé sa poitrine. Elle se penche sur le petit ventre encore blanc ; elle mord dans le ventre ; elle houffe à pleine bouche pour avaler les boyaux de l’enfant. (713)
Au-delà de son abaissement à la condition animale, l’homme devient la pâture des bêtes. La réification et l’humiliant renversement du règne animal suscitent la révolte du lecteur. Elle grandit lorsque les descriptions présentent un raffinement dans le détail suggérant la délectation des animaux. Elle s’exaspère quand nulle réprobation n’émane d’un personnage, ni surtout du narrateur implicite lui aussi indifférent à l’horreur, passif, tant les descriptions d’une grande précision ne trahissent quelque émotion. Un lecteur, fondu dans le on, ne peut à la fois demeurer un témoin passif et refuser l’avilissement et l’impuissance. Cette incompatibilité apparaissant à l’occasion des scènes d’horreur se dénoue alors dans l’éclatement sporadique de la révolte et de la symbiose entre lecteur et narrateur-témoin. Giono juge d’ailleurs la révolte déterminante dans son combat politique. Ses essais pacifistes en témoignent :
Il n’y a qu’un seul remède : notre force. Il n’y a qu’un seul moyen de l’utiliser : la révolte.[34]
Ce n’est pas une révolte contre quelqu’un, c’est une révolte contre l’ignoble ; ce n’est pas une révolte pour une idée, c’est une révolte pour le noble, c’est-à-dire ici le naturel et la vie.[35]
La révolte ne peut se tourner contre quelqu’un, contre un ennemi quasiment absent du roman, à peine évoqué à travers un prisonnier et l’offensive allemande de l’avant-dernier chapitre "Le Grand Troupeau". La révolte porte sur “ l’ignoble ”, c’est-à-dire l’horreur de la mort et notamment la réification qu’elle implique, tandis que le “ noble ”, “ la vie ”, culminent dans la scène finale du roman aux accents bibliques, en la naissance du fils de Madeleine et d’Olivier, entouré de bergers.
Si la révolte est bien dirigée contre la mort dont la réalité n’est pas cachée dans une tombe et dont l’alternative est le triomphe de la vie qui conclut le roman, l’est-elle en revanche pleinement contre la guerre, contre son inutilité intrinsèque selon Giono ?
Ce qui me frappe dans la guerre ce n’est pas son horreur : c’est son inutilité. Vous me direz que cette inutilité précisément est horrible. Oui, mais par surcroît.[36]
Et j’ajoute que, malgré toute son horreur, si la guerre était utile il serait juste de l’accepter. Mais la guerre est inutile et son inutilité est évidente.[37]
L’inutilité de la guerre n’est pas soulignée à partir d’énoncés politiques, rares sinon écartés du roman par Giono en raison de leur didactisme. Dans Le Grand Troupeau, l’inutilité de la guerre procède de la structure du roman. Celle-ci, par sa fragmentation, ses allers et retours d’un lieu à l’autre, sa chronologie embrouillée et peu ancrée dans l’Histoire, suggère que “ la guerre n’a pas plus de fin qu’elle n’a de sens ”[38]. En outre, la juxtaposition du front et l’arrière crée une opposition entre la mort et la vie au point que la mutilation volontaire d’un soldat pour être démobilisé en devienne très naturelle. Cette même opposition se retrouve dans les dernières pages de Jean le Bleu où Giono insiste sur les forces de vie pour mieux mettre en relief la pulsion de mort qui va s’emparer des hommes et le cataclysme qui s’annonce :
On entra dans l’année quatorze sans s’en apercevoir. Elle fit tout doucement son jeu de neige, d’hirondelles, d’amandiers en fleur. Les blés montèrent comme d’habitude. Les tulipes des champs arrivèrent à l’heure ; elles sortaient paisiblement des vieux oignons du printemps treize. Les hirondelles retrouvaient leurs nids. Les hases avaient fait des troupes de petits levrauts. Autour des bergeries on agrandissait les barrières parce que, cette année-là, le sel des béliers s’annonçait bien divisé ; on avait presque un tiers de plus d’agneaux. (…). Tout marchait paisiblement. La paix et la joie, depuis les fonds de la terre, montaient à travers les herbes, à travers les arbres, à travers les longues veines des lièvres, des renards, des sangliers, des béliers, et les mâles avaient de calmes semences vivantes comme des voies lactées. La roue du monde tournait sans bruit dans l’huile souple.
Les hommes étaient inquiets. Ça se faisait trop bien. Ça leur laissait beaucoup de temps pour des soucis d’hommes. (185-186)
Avec tous les dangers d’un pacifisme prôné au nom de la vie – celle-ci tient lieu d’énoncé politique, ce qu’elle ne peut être – quand, en avril 1933, il fait adopter à l’ordre du jour d’un comité d’action contre la guerre la déclaration suivante :
Les Allemands vivants sont vainqueurs, les Français morts sont vaincus. Nous aimerions mieux avoir nos fils et nos maris vivants et allemands que morts et français.[39]
Conclusion
Dans un récent essai, Jean Rousset distingue deux types de récit de guerre dans l’œuvre de Claude Simon “ selon la position des acteurs-narrateurs : il y a l’optique surplombante de qui raconte à distance (…) ; et l’optique rapprochée de qui subit le choc ultrarapide du combat et le perçoit de si près que le récit semble impossible. ”[40] Il en résulte un récit de guerre “ ordonné, comme fabriqué par un autre ou au contraire informe, invertébré ; à froid ou à chaud, après coup ou sur le coup- mais en ce cas utopique ? ” [41].
Giono ne s’est placé dans aucun de ces deux cas. Il a tenté dans Le Grand Troupeau une voie intermédiaire : celle d’un narrateur implicite, au plus près du front et de l’arrière, mêlé aux soldats ou aux paysans ; celle, non de l’action rarement décrite, mais plutôt de l’immobilité qui l’enserre, de l’attente qui la précède et de la mort qui la suit ; celle enfin d’une temporalité de guerre peu arrimée à l’Histoire, prise dans un entrelacs de passé et de présent, l’un se reflétant dans l’autre, où le temps du récit et le temps de l’énonciation finissent par se confondre. L’optique serait donc à la fois “ rapprochée ” du fait du narrateur et de la temporalité et “ après-coup ” car l’action dans le roman a le plus souvent d’ores et déjà eu lieu.
Quelle langue, “ seul instrument disponible, mais étranger au choc de l’expérience ”[42], peut convenir à un tel toman ? Par une langue commune aux personnages et au narrateur, mêlant oralité et images poétiques, Giono privilégie la fiction à la réalité fidèlement restituée à l’état brut, par ailleurs sans doute inatteignable - “ utopique ” s’interroge Jean Rousset. La fiction voulue par Giono délaisse le didactisme, le cours de la guerre, élude les actions des personnages et se focalise sur les impressions sensorielles. “ Le vu, le senti l’emportent sur le su ”[43]. Comme Ramuz, Giono se tient sur le plan expressif et non du côté de l’explicatif : “ faire sentir ” et non directement “ faire comprendre ”[44]. Pour autant, étrangère à l’expérience, la langue le demeure en raison des images dont elle foisonne et qui transfigurent ces impressions au risque parfois d’une certaine esthétisation fantastique, ambivalente dans un roman d’inspiration pacifiste. Mais ces images dans la langue commune à tous les protagonistes sont le facteur d’adhésion du lecteur.
Au moyen du pronom indéfini on qui introduit le narrateur implicite, le lecteur devient cet anonyme témoin de la guerre, ce quiconque, jusqu’à ce que la révolte de temps à autre le saisisse, le désolidarise du narrateur trop neutre et de ce fait provocateur. Il est alors contre l’autorité passive du narrateur, contre le grégarisme qu’elle implique et se trouve, le temps d’une scène de roman, dans la subjectivité du pacifiste solitaire.
Bibliographie
Jean Giono
Le Grand Troupeau, Paris, Gallimard, 1931, Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1971
Jean le Bleu, Paris, Gallimard, 1932, Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1972
"Refus d’obéissance", 1937, "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix", 1938, "Recherche de la pureté", 1939, Ecrits pacifistes, Paris, Gallimard, Collection Idées, n°387, 1978
Françoise Atlani, "ON L’illusionniste", La langue au ras du texte, Presses Universitaires de Lille, 1974
Henri Barbusse, Le Feu, Paris, Flammarion, Le Livre de Poche, n°6524, 1965
Pierre Citron, Giono, Paris, Seuil, 1990
Henri Godard, D’un Giono l’autre, Paris, Gallimard, 1995
Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, Sup Lettres, 1993
Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 1997
Janine et Lucien Miallet, Notice, Notes et variantes, Le Grand Troupeau, Paris, Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1971
Jean Molino, "Décrire, écrire, conter : A propos de Colline", Giono aujourd’hui, Actes du colloque international Jean-Giono, Aix-en-Provence, Edisud, 1982
Charles-Ferdinand Ramuz, Deux lettres, Lausanne, L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1992
Luc Rasson, Ecrire contre la guerre : littérature et pacifismes 1916-1938, Paris, L’Harmattan, 1997
Jean Rousset, "Comment raconter l’indicible : le récit de guerre selon Claude Simon", Dernier regard sur le baroque, Paris, José Corti, Les Essais, 1998
Marcel Vuillaume, Grammaire temporelle des récits, Paris, Ed. de Minuit, 1990
[1] Jean Giono, "Je ne peux pas oublier", Europe, article repris dans "Refus d’obéissance", Ecrits pacifistes, p.13
[2] Jean Giono, "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix", Ecrits pacifistes, p.209
[3] C’est particulièrement vrai pour les récits publiés durant la guerre ou les années vingt, à l’instar du Feu de Henri Barbusse, d’A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque ou bien encore d’Orages d’acier d’Ernst Jünger.
[4] Janine et Lucien Miallet, Notice, Le Grand Troupeau, p. 1113
[5] Ce sont les chapitres "La montée en renfort" et "Le départ pour Verdun" des manuscrits A et B, Notes et variantes, Le Grand Troupeau, p. 1186-1210. Par ailleurs, dans la notice de cette même édition, Janine et Lucien Miallet soulignent que l’épisode d’un train de permissionnaires, évoqué dans les manuscrits préparatoires Matériaux divers, est supprimé.
[6] Jean Molino, "Décrire, écrire, conter, A propos de “ Colline ”", Giono Aujourd’hui, p.74-75
[7] Janine et Lucien Miallet, op. cit., p.1110
[8] Jean Molino, op. cit., p.64
[9] Marcel Vuillaume, Grammaire temporelle des récits, p.74
[10] Jean Giono, Matériaux divers, feuillet 117, cité par Janine et Lucien Miallet, op. cit., p. 1097
[11] A la fin du 11ème chapitre "Verdun" et au début du 12ème "Près du vieux cheval", le motif est le bras droit : celui du capitaine ivre qu’Olivier, allongé et au sortir d’un rêve, regarde se lever et saluer ; celui de Joseph que Julia, allongée elle aussi et en proie à la douleur, ne parvient à imaginer amputé. Le motif joue sur un contraste entre la vie et la mort, non dénué d’ambiguïté cependant du fait de l’insistance mise sur la lourdeur du bras du capitaine ou sur la raideur de la manche de capote.
La fin du 2ème chapitre "La halte des bergers" et le début du 3ème "Le corbeau" mettent en scène le soldat d’une armée en retraite et le bélier d’un troupeau en transhumance, tous deux blessés sur le bas-côté de la route, menacés par des animaux et dans l’attente d’un secours.
[12] Jean Molino, op. cit., p.74
[13] Françoise Atlani, "ON L’illusionniste", La Langue au ras du texte, p. 26
[14] Cette identité référentielle est distincte d’une identification absolue par un nom propre. Un narrateur peut en effet ne jamais être identifié, même si sa personnalité, à travers ses jugements, ses nuances ou sa présentation de faits, peut être cernée au long du roman. Cette distinction renvoie à deux conceptions du "je" : pour E.Benveniste, l’identification est nécessaire à ce que cette forme “ vide ” qu’est le pronom "je" prenne un sens, alors qu’il l’acquiert dans le texte même selon R. Jakobson.
[15] Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, p. 14
[16] J. Favret, Les mots, la mort, les sorts, p.43, cité par Françoise Atlani, op.cit., p. 25
[17] Françoise Atlani, op. cit., p. 26
[18] Le lecteur peut aussi s’identifier à l’un des quatre protagonistes mais, du fait de la composition très symétrique du roman entre le front et l’arrière, entre les deux hommes et les deux femmes, aucun ne se détache réellement et rend l’identification malaisée.
[19] Françoise Atlani, op. cit., p. 27
[20] Ce pronom confère en outre une indétermination et une globalisation aux forces qui ébranlent le front et l’arrière et qui n’en sont que plus mystérieuses et inquiétantes.
[21] Henri Barbusse, op.cit., p.36
[22] Henri Barbusse, op.cit., p.40
[23] lettre de Jean Giono publiée dans Monde, 1931, n°185 du 19 décembre, p.4, citée par Pierre Citron, Giono, p.200
[24] Charles-Ferdinand Ramuz, "Lettre à Henry-Louis Mermod", Deux lettres, p.106
[25] Luc Rasson, Ecrire contre la guerre : littérature et pacifismes 1916-1938, p.13
[26] Henri Godard, D’un Giono l’autre, p.69
[27] Janine et Lucien Miallet, op. cit., p.1115 et 1116
[28] Janine et Lucien Miallet, op. cit., p.1112. Cette conclusion s’appuie sur les versions successives de la mort de Jules.
[29] Jean Giono, "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix", op.cit., p.208
[30] Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure, p.40
[31] Ils interviennent au sein des chapitres et non au début ou en fin de ces derniers comme transitions.
[32] Il s’agit alors du parallèle entre le départ des hommes à la guerre et la transhumance.
[33] Ernst Jünger, op.cit., p.42
[34] Jean Giono, "Refus d’obéissance", op. cit., p.25
[35] Jean Giono, "Recherche de la pureté", Ecrits pacifistes, p.289-290
[36] Jean Giono, "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix", op. cit. p.208
[37] Jean Giono, "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix", op. cit., p.209
[38] Pierre Citron, op. cit., p.159
[39] Pierre Citron, op. cit., p.201
[40] Jean Rousset, "Comment raconter l’indicible : le récit de guerre selon Claude Simon", Dernier Regard sur le baroque, p.159
[41] Jean Rousset, op. cit., p.168
[42] Jean Rousset, ibid
[43] Jean Rousset fait ce constat à propos de L’Acacia de Claude Simon, op. cit., p.165
[44] Charles-Ferdinand Ramuz, "Lettre à Bernard Grasset", Deux lettres, p.48
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